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leur part à des élémens très divers, psychologiques ou sociologiques, elle a de l’élévation, et l’exposé qui en est fait par l’auteur la rend entraînante. Mais elle laisse dans l’esprit du lecteur quelque confusion : l’abondance et la poésie de la phrase sont parfois une cause d’imprécision : l’enchaînement ne paraît pas toujours aussi rigoureux que Fouillée le souhaité. Pour s’en tenir à l’une des difficultés les plus générales et les plus visibles, comment accorder le caractère scientifique de la morale avec cet idéal persuasif, cet attachement à la bonté universelle, ces effusions du cœur mêlées de conscience qui finalement paraissent le couronnement de la théorie des idées-forces ? Fouillée cependant n’a pas hésité à affirmer très souvent dans son œuvre que, selon sa conception, la morale doit être scientifique. Sur ce point, il se sépare de ce qu’ont dit nombre des écrivains de notre temps qui ont le plus approfondi le sujet, M. Boutroux, M. Darlu. Il proteste contre le mot d’Henri Poincaré : « La Science ne peut pas plus être immorale que la morale ne peut être scientifique. » Il proclame que la morale peut et doit acquérir les caractères qui sont le propre de la science. N’a-t-elle pas, comme une science, un objet, une méthode, un lien avec les autres sciences ? N’a-t-elle pas des conclusions nécessaires, universelles, impersonnelles ? Ce n’est pas dire cependant que Fouillée admette l’existence d’une science des mœurs au sens où l’entendent par exemple M. Durkheim et M. Lévy-Bruhl. Il a pris soin de marquer en quoi il se distingue de leurs théories. Pour les sociologues, les notions que nous appelons morales naissent uniquement des rapports des hommes entre eux et expriment avant tout ces rapports. Le « moi » ne serait d’après eux tout entier qu’un produit du temps, des relations sociales, et de cette quintessence d’action et de réactions collectives qu’on appelle le langage ; les catégories de la pensée humaine se font, se défont, se refont, changent sans cesse suivant les lieux et les temps ; elles s’expliquent par les besoins tout humains et tout élémentaires des sauvages, en particulier par les superstitions, par le milieu fantastique où ils vivent une vie de songe. La science des mœurs consiste alors à retrouver ces notions élémentaires, à les décrire, et, autant que possible, à suivre leur transformation, à travers les différentes époques. Alfred Fouillée nie que cette évolution dans le temps rende compte de tout le moi. Sans doute nous lui devons des renseignemens précieux.