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elle est faite de tendances que nous ne connaissons toutes qu’à l’expérience, de notre hérédité, de nos habitudes, de la qualité essentielle de notre sensibilité, d’une quantité considérable d’élémens. Pour les individus comme pour les sociétés, l’être profond est le résultat du passé et des influences présentes, des usages, des traditions. On le connaît en l’éprouvant.

Comment dès lors croire à l’omnipotence des idées, des théories, des institutions, si elles ne sont pas exactement adaptées à la réalité révélée par l’expérience, si elles sont seulement des créations de l’esprit ? L’histoire et la vie de chaque jour montrent que la connaissance de la vérité, et la connaissance du bien n’avancent pas beaucoup le progrès moral du monde. Jamais l’instruction n’a été plus répandue, et il ne paraît pas qu’elle forme beaucoup de caractères, ni qu’elle diminue la criminalité ou même l’alcoolisme. Ce n’est pas l’étude théorique de la morale qui invite à la pratiquer : elle oblige seulement à respecter l’hypocrisie, cet antique hommage que le vice rend à la vertu. Il arrive même à des gens bien intentionnés, depuis que le monde est monde, de voir ce qui est le meilleur et défaire ce qui est le moins bien ; il arrive de notre temps que les résultats les plus précis des sciences sont utilisés pour des entreprises anti-sociales, et le progrès de la civilisation matérielle ne paraît pas incompatible avec la barbarie scientifique. Et même si l’on fait la part à la force des idées, qui garantira que les meilleures seules se réaliseront ? qui donnera plus de force à l’idée du bien qu’à celle du mal ? qui dira si l’examen d’une idée est poussé assez loin pour que cette idée soit considérée comme bonne ? Alfred Fouillée attribuait une certaine vertu à l’idée de gouvernement démocratique. C’était un homme très sincère, mais était-ce seulement sa raison qui le déterminait ? ne suivait-il pas à son insu ses préférences intimes, faites d’élémens qu’il ignorait peut-être lui-même ? L’histoire, et toute la psychologie du docteur Le Bon a cet objet, fait voir que, lorsque les foules se passionnent pour une idée, c’est souvent pour un mot, parce que ce mot recouvre des images, des sentimens et des désirs. Elle serait plus simple si elle était un déroulement d’idées nécessaires : malgré un préjugé qui flatte la manie égalitaire et qui réduit à rien l’action des hommes, certains individus, par la force de leur volonté et leur connaissance du réel, jouent de temps en temps un rôle prépondérant.