s’étaient rencontrés par hasard sur les rives du Parana ; beaucoup d’entre eux n’étaient ni des hommes de grand savoir ni des hommes de grande intelligence ; ils vivaient tous dans le bas monde de la matière, comme on dit en Europe, uniquement occupés à faire de l’argent. Et pourtant... Vous avez pu vous en convaincre par vous-même, Ferrero : dans les deux Amériques, les hommes d’affaires sont des hommes et non des bêtes féroces ; ils luttent et se mordent, mais ils ne se déchirent pas ; ce que chacun veut, c’est son propre avantage, ce n’est pas le mal, l’humiliation et le désespoir de son rival ; ici, il n’y a jamais de défaite irrémédiable pour celui qui ne se laisse pas démoraliser ; bien plus, tout en se combattant, on se rend service les uns aux autres, puisque le résultat de la lutte, c’est toujours de renforcer chez les adversaires la confiance dans le progrès indéfini. Ici même, à bord du Cordova, nous en avons un échantillon en la personne de Vazquez. Y a-t-il un homme plus serein, plus calme, plus exact, plus posé, plus sûr, plus solide, plus modeste, plus optimiste que lui ? Et quand on pense que cet homme possède des terres aussi grandes peut-être que la Lombardie ! L’optimisme américain ? Mais c’est une merveilleuse aurore boréale dans la grise histoire du monde ! Et l’Europe en rit, la malheureuse !... Donc, je me vis transporté, comme dans un rêve, au milieu d’hommes gais, dégourdis, adroits, énergiques à défendre leurs intérêts personnels, mais non aigris, non méchans ni pervers, exempts de cette horrible jalousie qui fait qu’on se tourmente de tout succès d’autrui comme d’un échec propre, sachant bien que les petits conflits de chaque jour finissent par se réconcilier dans le progrès universel qui emporte tout le pays : — des gens forts, en somme, nice fellows, comme on dit dans le Nord. Profondément stupéfait, je me retournai alors vers l’Europe ; et je les vis, ces Européens qui vivent au-dessus des sordides intérêts de la richesse, dans l’olympienne atmosphère des idées et des formes pures... (il fit une petite pause, pour ménager son effet)... je les vis rageurs, envieux, malveillans, intolérans, hypocrites, pervertis, immondes !
Cette bordée d’injures provoqua une légère émotion dans l’assistance, et la conversation s’interrompit. Rosetti en profita pour nous proposer de continuer l’entretien en nous promenant sur le pont. Cavalcanti et moi, nous prîmes Alverighi et Rosetti