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entre nous, et nous marchâmes ainsi tous les quatre le long du navire, dans cette sorte de couloir où tombait des espaces nocturnes une faible clarté, tandis qu’à côté de nous résonnait avec un fracas de cascade l’Océan fendu par la proue ; et nous allions tantôt vers l’avant, tantôt vers l’arrière, faisant demi-tour sur nous-mêmes chaque fois que nous arrivions à l’une des extrémités. Cependant Alverighi poursuivait :

— L’autre jour, monsieur Cavalcanti, quand vous avez pris si éloquemment la parole... Oui, oui, il y avait de grandes et profondes idées dans ce que vous nous avez dit. Ah ! si vous n’étiez pas gâté par les préjugés européens !... L’autre jour, dis-je, vous me demandiez pourquoi, en Europe, chaque philosophe, chaque écrivain, chaque artiste veut être seul et exterminerait volontiers tous ses rivaux ; si bien que, ne pouvant ni les empoisonner, ni les faire tuer par des sicaires, ni les enfermer par une lettre de cachet dans quelque nouvelle Bastille...

— Mais non, mais non ! protesta en riant Cavalcanti ; je n’ai pas accusé de tels méfaits la haute culture européenne. Je me suis plaint seulement qu’elle fût intolérante.

— Bref, reprit Alverighi, comme ils ne peuvent supprimer leurs rivaux, ils tâchent de les discréditer par tous les moyens. Pourquoi le maitre excommunie-t-il le disciple, si le disciple fait un pas au delà des limites qui circonscrivent la science du maitre ? Et pourquoi le disciple, à son tour, s’empresse-t-il de renier le maitre, dès qu’il croit n’avoir plus rien à espérer de celui-ci ? Pourquoi les vieux font-ils semblant de ne pas voir les jeunes ? Et pourquoi les jeunes crient-ils aux vieux de crever le plus vite possible ? Pourquoi les vieux et les jeunes, les grands et les médiocres sont-ils tous des cannibales ?

Il attendit un instant. Mais Cavalcanti ne prononça pas un mot.

— Cela vous semble inexplicable, n’est-ce pas ? reprit Alverighi. C’est que vous êtes Américain. Mais moi, qui ai été Européen, trop Européen, je me l’explique. Lorsque j’ai eu l’heureuse idée de tourner le dos au vieux monde et de m’embarquer pour l’Amérique, j’avais déjà, le croiriez-vous ? contracté toutes les fièvres paludéennes du monde méditerranéen. Oui, toutes : la fièvre philosophique, la fièvre littéraire, la fièvre politique, toutes les fièvres malignes de cette malaria qui nait de la stagnation du vieux monde gréco-latin, la passion insensée d’exceller, de jouir, de devenir grand, puissant, riche, célèbre, unique par