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marcher dessus, » pensai-je. Et à la gêne de l’argumentation inefficace s’ajouta pour moi un nouveau malaise. En parlant, je ne pouvais détacher mes yeux de ces perles ; j’éprouvais une envie machinale de me lever et de les ramasser ; de temps à autre aussi, je regardais Lisetta, comme pour lui demander si elle était aveugle. Distrait par cette préoccupation, je répondis avec une faiblesse croissante aux objections de la dame ; et, plus elle prenait sur moi l’avantage, plus elle se désolait. « Voici, encore, pensai-je, une crise qui approche. » Et je ne me trompais pas.

— Qui l’aurait dit, il y a seulement huit jours ? s’écria-t-elle tout à coup. Et moi qui l’attendais si tranquille et si contente ! Et lui qui m’écrivait des lettres si affectueuses ! Mon Dieu, mon Dieu ! Quelle surprise ! Il me semble que c’est un cauchemar. Après vingt-deux ans de concorde et d’amour, sans une ombre, sans un soupçon ! De pareilles choses sont-elles donc possibles ?

Et elle enfonça son mouchoir dans sa bouche, éclata en pleurs, cacha de nouveau sa face dans l’oreiller, sanglotant, déclarant que sa vie était brisée, que ses amis, si elle en avait de véritables, devraient lui procurer de la strychnine. L’amiral courut à elle ; la femme de chambre aussi s’approcha, de sorte que le fil de perles se trouva caché sous sa robe. Cette scène était bien faite pour susciter la pitié ; mais je dois confesser que, si j’étais ému par les larmes de Mme Feldmann, ce qui me tourmentait davantage encore, c’était la crainte d’entendre, d’un moment à l’autre, les perles craquer sous les pieds de cette femme. Cependant Lisetta insistait, mais sans succès, pour que Mme Feldmann bût le médicament. A la fin, elle vit les perles, et, du bout du pied, les repoussa sous le lit de repos. Je respirai ; mais il me fut impossible de ne pas me dire, à part moi, que les femmes de chambre des milliardaires traitaient les joyaux avec une singulière désinvolture.

Peu à peu, Mme Feldmann se tranquillisa ; et, tandis qu’elle s’apaisait, l’amiral se mit à la réconforter par des paroles plus efficaces que les miennes. Il lui rappela maints épisodes de sa vie conjugale, les preuves de longue fidélité et de profond amour que lui avait données son mari, la concorde qui avait régné dans leur ménage pendant si longtemps ; et il conclut, avec une sorte d’autorité paternelle, qu’il y avait là pour elle de très fortes garanties, dont une dépêche au sens obscur et dont mes propos imprudens ne pouvaient détruire la valeur. Peut-être ces raisons