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et l’ensemble des vertus célestes dont il s’est habitué désormais à la concevoir revêtue. Telle encore il nous la présentera dans les trois parties de sa Comédie, mais sans que nous puissions deviner, dans les passages cités, plus haut de l’Enfer et du Purgatoire, que la jeune femme parfaitement réelle, individuelle, dont il nous parle, soit en même temps l’ « entité » surnaturelle qui déjà s’est annoncée à nous dès les derniers chapitres de la Vita Nuova. Jusqu’au terme du poème, Dante poursuit son extension du rôle de Béatrice, en élevant et en agrandissant la part de « symbole, » ajoutée par lui à la « personne réelle » de la jeune patricienne florentine dont il s’est épris jadis, un soir de printemps, dans Le jardin des Portinari.


« J’espère pouvoir dire d’elle ce qui n’a jamais été dit d’aucune femme au monde, » écrivait le jeune poète aux dernières lignes de sa Vie Nouvelle. Il a tenu sa promesse, et je ne crois pas que toute l’histoire des arts ait à nous offrir une autre aventure plus étonnante, tout ensemble, et plus belle que celle-là. Il m’est naturellement bien impossible de dire jusqu’à quel point les hypothèses « biographiques » de M. d’Ancona répondent aux intentions véritables de Dante ; mais, à coup sûr, ceux-là se trompent, et défigurent aussi bien le rôle de Dante que celui de Béatrice, qui ne veulent voir dans celle-ci qu’une simple abstraction philosophique. Des œuvres comme la Vie Nouvelle et comme la Divine Comédie ne peuvent être nées que d’un grand amour. Sans l’ombre d’un doute, il y a eu à Florence une femme appelée Béatrice dont la vue a provoqué dans le cœur du poète le tendre et ambitieux désir de « dire d’elle ce qui jamais n’a été dit d’aucune autre femme. » Et en effet Béatrice, par-dessous tous les « symboles » qu’il a plu à son amant d’accumuler sur elle, Béatrice sera toujours pour nous non seulement la plus « idéale » des figures féminines, ; mais encore la plus « réelle « et la plus « vivante. »


T. DE WYZEWA.