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avait préparé la méthode de Bacon et qui avait fourni à Locke ses principes de pédagogie ne devait pas être un bien redoutable démolisseur. On a senti que le scepticisme de Montaigne n’était pas dissolvant, qu’il ne tendait qu’à dégager l’esprit de méthodes fallacieuses et de notions bâtardes accumulées depuis des siècles pour le placer en présence de l’expérience toute nue, considérée comme seul principe de connaissance. Ce scepticisme-là ne pouvait pas manquer d’être cher au génie anglais qui a conduit la pensée moderne dans les voies de l’empirisme. Montaigne était, comme l’a dit Helvétius, l’un des précurseurs et des promoteurs de la philosophie empirique et, après Bacon et Locke, on ne s’étonne pas de voir Bentham le citer, Dugald Stewart l’admirer et le mentionner souvent. Les penseurs du XIXe siècle sont encore à ce point de vue tout à fait d’accord avec Bacon. « Au-dessous de son nom, dit Emerson, il dessinait une balance emblématique, et il écrivait sous cette balance : Que sçay-je ? Quand je regarde son portrait placé en face du titre, il me semble que je l’entends dire : Vous pouvez jouer au vieux père Positif, si vous le voulez, vous pouvez railler et exagérer ; moi je suis là pour dire la vérité, et, pour tous les Etats, toutes les Églises, tous les trésors et toutes les gloires de l’Europe, je ne voudrais rien dire au delà du fait tout sec tel que je le vois. » Tout le doute de Montaigne qu’il approuve n’entrave pas le déploiement de la morale d’Emerson puissamment individualiste, qui plonge par de si profondes racines dans le caractère anglo-saxon ; il n’est pas en contradiction avec ses affirmations, et il ne l’est pas davantage avec les tendances conservatrices que manifeste toute l’histoire du peuple anglais. Bien au contraire, il semble leur fournir un point d’appui et comme une base rationnelle. Tandis que le conservatisme politique et religieux de Montaigne était regardé le plus souvent en France comme une addition postiche à son scepticisme, comme une abdication de ses principes, une intolérable contradiction de ses propres théories, voire comme une supercherie, on a estimé souvent en Angleterre qu’il en formait le complément naturel. La tradition est le fait devant lequel la raison sceptique ne peut que s’incliner, qu’elle est sans force pour attaquer, puisqu’elle n’a pas foi en ses propres constructions.

En même temps donc que l’œuvre de Montaigne les gagnait par ce réalisme sans ostentation qui est celui de tant de leurs