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beau se bourrer de lectures pendant toute sa jeunesse ; il a eu beau, plus tard, profiter de ses années de prison pour faire connaissance avec les principaux écrivains anciens et modernes : son éducation première lui avait laissé dans l’esprit des lacunes qu’il n’a pu parvenir à combler. Privé comme il l’était de tout pouvoir d’abstraction, il ne s’est pas rendu compte, notamment, des méthodes spéciales qu’exigeait la rédaction d’un livre : si bien qu’il a gauchement étalé devant nous une suite innombrable de faits de toute espèce et de toute importance, sans même soupçonner l’obligation qu’il y aurait eu pour lui de leur imposer l’ombre d’un choix, d’un classement, ou d’une mise au point. A quoi j’ajouterai que, tels qu’ils sont, ses Souvenirs ne nous forcent pas moins à respecter, sinon à aimer, le personnage assez déplaisant qui s’y révèle à nous. Avec sa petitesse de parvenu et sa mauvaise humeur de valétudinaire, nous n’en sentons pas moins que ce personnage a déployé à l’exécution de sa tâche un zèle ardent, sincère, libre de tout souci d’intérêt matériel. Les journaux nous ont bien annoncé que l’héritage du défunt chef socialiste s’élevait à tout près d’un million de marks ; mais c’est seulement au soir de sa vie que de fervens admirateurs lui ont légué cette fortune imprévue ; tandis que toujours, jusque-là, nous le voyons en somme noblement préoccupé de ne consacrer à son entretien que les modestes revenus de son atelier de tourneur. Et enfin il faut se rappeler que cette autobiographie de Bebel ne nous montre que l’un des deux aspects, aussi différens que possible, qu’il m’a été donné naguère d’apercevoir tour à tour dans la personne du leader berlinois. En même temps qu’il était cette manière de gérant ou de contremaître du socialisme allemand qui survit à nos yeux dans ses Souvenirs, le fils de l’obscur sous-officier de Cologne a été aussi l’un des plus extraordinaires dominateurs de foules de son temps et peut-être de tous les temps, le créateur et le chef victorieux d’une immense armée qui, aujourd’hui encore, continue à marcher dans les voies où il l’a engagée. A ce titre, Auguste Bebel tient dès aujourd’hui une grande place dans l’histoire politique de son pays ; il la gardera longtemps encore après qu’aura très légitimement disparu dans l’oubli le médiocre et ennuyeux bavardage de ses Souvenirs.


T. DE WYZEWA.