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de Lisle et sa traduction de l’Iliade : « Leconte de Lisle, y lit-on, est un de ces hommes très forts qu’un siècle n’entraîne pas. Il est très calme, justement parce qu’il est très fort. Replié sur lui-même, il regarde d’un œil tranquille monter le flot de la vulgarité et du prosaïsme. Le flot ne l’engloutira pas. N’est-il pas, lui, l’Arche sainte ? La solitude ne l’épouvante pas. Il porte un monde en lui[1]. » L’année suivante, il proclame les Poèmes antiques « une des plus grandes œuvres de la poésie moderne[2]. » Et, quelques années plus tard, à propos d’une nouvelle édition des Poèmes barbares : « S’il est vrai que l’art du poète consiste à représenter des êtres selon leur nature, sous leur vrai caractère, dégagés de ce qui n’est en eux qu’accidentel, de sorte que réduits et élevés à la simplicité et à la beauté intrinsèque d’un type, ces êtres soient désormais revêtus d’une vie supérieure et impérissable ; s’il est vrai, comme je le crois fermement, que ce soit là le but unique et la fin sublime de la poésie, il y a peu d’hommes au monde qui se soient autant approchés que M. Leconte de Lisle de la perfection poétique[3]. » En attendant les dissentimens futurs, ce sont là des témoignages qui ont leur éloquence.

Un dernier trait complète la physionomie morale de ce jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, telle qu’elle nous apparaît avant même son premier livre. Réaction toute naturelle contre l’éducation de la famille et du collège ? Influence des lectures ou des compagnons de jeunesse ? Simple et franche manifestation du tempérament individuel ? Ce qui est sûr, c’est que le fils du garde du corps de Charles X se rattache alors délibérément à la tradition du XVIIIe siècle, cette « aimable, » cette « adorable » époque, dont l’art, la liberté, la vitalité l’enchantent. « Le XVIIIe siècle, écrit-il, aima grandement la vie, et la belle impiété de ce temps fut de replacer sur la terre le séjour légitime de la vie que le christianisme avait rejeté dans l’autre monde[4]. » Il lui passe jusqu’à la liberté de ses mœurs, et à

  1. Le Chasseur bibliographe, 1867, p. 19 (non recueilli en volume). — M. Anatole France était le secrétaire de la rédaction de cette Revue ; il y faisait la Revue des livres sous le nom d’A. Thibault, et la Revue théâtrale, sous le nom d’Anatole France.
  2. Alfred de Vigny, étude, Bachelin-Beflorenne, 1868, p. 134.
  3. Bibliophile français, février 1872 (non recueilli en volume).
  4. L’Amateur d’autographes 1er et 16 mai 1869, p. 120 (non recueilli en volume).