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avaient l’efficacité d’une croyance. Il a exercé trente ans un pouvoir spirituel sur l’Europe. Voilà ce que diront les indifférens, les adversaires eux-mêmes. Mais ce que nous devons dire, nous, ses amis, nous qui eûmes l’honneur inestimable de l’approcher, c’est qu’il fut le meilleur des hommes, le plus simple, le plus doux et en même temps le plus ferme cœur qui ait jamais battu en ce monde... » Et l’article continue sur ce ton, et je ne sais si une seule des vertus intellectuelles et morales dont s’honorent le plus les enfans des hommes est refusée au grand écrivain : « Il était essentiellement moral et religieux ; il aimait cette humanité dont il fut un des plus magnifiques exemplaires[1]. » M. France nous avait bien dit qu’il aimait Renan jusqu’à l’idolâtrie !

A cette double influence il en faut joindre, je crois, deux autres : celle de Sainte-Beuve et celle de Leconte de Lisle. Sainte-Beuve, avec lequel le jeune homme devait se sentir toute sorte d’affinités secrètes, Sainte-Beuve, « de qui nous sortons tous, » s’il faut l’en croire, achevait alors sa vie laborieuse et presque glorieuse : cette âme de critique et de poète, « la plus curieuse, la plus sagace et la plus compliquée qu’une vieille civilisation ait jamais produite[2], » ne pouvait manquer d’attirer sa curiosité et son attention. Ne l’a-t-il pas proclamé un jour « le docteur universel, le saint Thomas d’Aquin du XIXe siècle ? » Et la notice qu’il devait plus tard lui consacrer, en tête de ses Poésies complètes, n’a-t-elle pas l’air parfois d’une confidence, presque au même titre que celle qu’il a écrite sur Racine ? Quant à Leconte de Lisle, « prêtre de l’art, abbé crosse et mitre des monastères poétiques, » on ne pouvait alors faire des vers sans reconnaître sa maîtrise et subir son influence ; et de fait, son influence, qui du reste rejoint, sur tant de points, celle de Taine et surtout de Renan, son influence est visible dans les premiers vers de l’auteur des Poèmes dorés. Le premier article que je connaisse de M. France, — il est signé : A. Thibault et daté de janvier 1867, — est sur Leconte

  1. Ernest Renan, Temps du 9 octobre 1892 (non recueilli en volume).
  2. Œuvres de Sainte-Beuve, Poésies complètes, notice par Anatole France, t. I, Lemerre, 1879, p. XXXIX. — En publiant, dans l’Amateur d’autographes du 1er janvier 1870 une lettre de Sainte-Beuve, M. France écrivait : « Je remarque une phrase qui justifie peut-être un peu littéralement ce que j’ai dit de la nature profondément passive et féminine de Sainte-Beuve, un jour que j’ai tenté de faire ce que je voudrais appeler la physiologie de son âme. » (p. 9-10).