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aussi grande que celle qu’elle raconte, aussi grande que Rome. » Telle est en effet l’illustre beauté de l’œuvre de Tite-Live : comme il l’a voulu, il a persuadé ; il a imposé et il impose pour toujours, au monde, l’idéal antique, l’idéal romain. Peintre égal au portrait. Par cette intuition évocatrice, Tite-Live a été un des plus puissans éducateurs de l’humanité ; disons tout, en un mot : si Tite-Live n’eût pas écrit, nous, Français, nous n’aurions pas eu Corneille.


Montesquieu l’a observé avec sa profondeur ordinaire, Rome montra, dans sa décadence, le même caractère qui avait fait sa grandeur. La liberté une fois ruinée, et le pouvoir d’un seul homme établi, de même que les magistratures républicaines avaient été péremptoires, ce pouvoir fut violent et sans limite, comme la conquête romaine avait été sans mesure et sans frein : « Cette épouvantable tyrannie des empereurs venait de l’esprit général des Romains : comme ils tombèrent tout à coup sous un gouvernement arbitraire et qu’il n’y eut presque point d’intervalle, chez eux, entre commander et servir, ils ne furent point préparés à ce passage par des mœurs douces, l’humeur féroce resta ; les citoyens furent traités comme ils avaient traité eux-mêmes les peuples vaincus et furent gouvernés sur le même plan. Sylla entrant dans Rome ne fut pas un autre homme que Sylla entrant dans Athènes et exerça le même droit des gens... »

L’attitude du peuple romain lui-même est analysée de main de maître ; de telles leçons sont la raison d’être de l’histoire : « Le peuple de Rome, ce que l’on appelait plebs, ne haïssait pas les plus mauvais empereurs ; depuis qu’il n’avait plus l’empire et qu’il n’était plus occupé à la guerre, il était devenu le plus vil de tous les peuples : il regardait le commerce et les arts comme des choses propres aux seuls esclaves et la distribution de blé qu’il recevait lui faisait négliger les terres ; on l’avait accoutumé aux jeux et aux spectacles ; depuis qu’il n’eut plus de tribuns à écouter ni de magistrats à élire, ces choses, qu’on ne faisait que souffrir, lui devinrent nécessaires et son oisiveté lui en augmenta le goût ; or, Caligula, Néron, Commode, Caracalla étaient regrettés du peuple à cause de leur folie même ; car ils aimaient avec fureur ce que le peuple aimait et contribuaient de tout leur pouvoir et même de leur personne à ses plaisirs ; ils prodiguaient pour lui toutes les richesses de l’Empire