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et, quand elles étaient épuisées, le peuple voyait sans peine dépouiller toutes les grandes familles ; il jouissait des fruits de la tyrannie et il en jouissait purement, car il trouvait sa sécurité dans sa bassesse... »

Tel est le caractère de toutes les tyrannies, tel est le caractère de toutes les servitudes. Le peuple devient oisif et perd sa seule dignité : le travail ; il n’a plus de refuge que dans « sa bassesse. » Les chefs n’ont plus de frein à leurs passions, puisqu’ils aiment ce que le peuple corrompu aime, lui-même, « avec fureur. » Cet abaissement fatal des sociétés qui, selon le mot de Thucydide, ne sont plus dominées par la raison, la décomposition et la putréfaction soudaine de ce grand corps qu’avait été la République romaine, il fallait que ces faits extraordinaires fussent gravés dans la mémoire des hommes et devinssent une éternelle leçon pour l’avenir : et c’est pourquoi Tacite parut. Chateaubriand a évoqué cette nécessité historique en une phrase fameuse : « C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire ; il croît, inconnu, auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. »

Tacite est le peintre de la décadence romaine ; il est cela et il n’est que cela : ces deux mots expliquent à la fois ses qualités et ses défauts. Ce n’est ni un homme d’Etat, quoiqu’il ait rempli des fonctions publiques, ni un orateur, quoiqu’il ait eu le don de l’éloquence, ni un conteur curieux et amusé : c’est un homme contraint, gêné, entravé dans son développement libre et dans sa carrière par le temps où il entra dans la vie, et qui ne pardonne pas à ce temps cette contrainte. Il avait l’âme des vieux Romains et ne savait qu’en faire ; son activité refoulée se retourne sur elle-même et se blesse elle-même. Quoiqu’il ait vécu, après le règne de Domitien, sous celui de Nerva et de Trajan, il ne guérit pas, il ne s’apaise pas, il ne prend pas confiance. Il constate seulement que « si la tyrannie peut apporter, parfois, des jours plus heureux, on ne peut se fier en elle, parce que le bien qui vient d’elle n’est jamais sûr ni durable. »

Tacite naquit vers 54 ou 56 après J.-C. Il ne commença à écrire qu’à l’âge de quarante-cinq ans, c’est-à-dire à peu près à la fin du premier siècle. Il avait débuté dans les affaires sous Vespasien, empereur dont la tyrannie brutale n’était pas sans grandeur : c’est alors qu’il avait été envoyé, probablement