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comme légat impérial, en Germanie : d’où ce livre qu’il écrivit sur les Germains et qui nous apporte le plus précieux témoignage que nous ait laissé l’antiquité sur une terre de tant d’avenir. Il revint à Rome après quatre ans d’éloignement. Domitien régnait. Ce jeune empereur, fou d’orgueil et d’arbitraire, qui ne voulait pas qu’on l’appelât autrement que « Seigneur » et « Dieu, » tenait l’aristocratie romaine dans une servitude affreuse ; elle vivait sous son regard soupçonneux, forcée, pour lui plaire, de se décimer elle-même. C’est ainsi que Tacite revit Rome. Il dut se cacher, dissimuler pour échapper à la surveillance mortelle du maître. Comme cet homme de la Révolution à qui on demandait ce qu’il avait fait pendant la Terreur il aurait pu répondre : « J’ai vécu ! »

Voyons se former ainsi, par le rude contact des choses, le caractère de l’historien : « Si, de cette manière, Tacite évita la mort, que de tristesses, que de hontes ne fut-il pas forcé de subir ! Un ancien préteur comme lui ne pouvait se dispenser d’aller au Sénat : Thraséas avait payé de sa vie le crime d’être resté chez lui le jour où l’on félicitait Néron d’avoir tué sa mère. Cet exemple avertissait Tacite de ne pas manquer aux séances. Il fut donc témoin des tragédies horribles qui s’y passèrent pendant trois ans. Ce n’est pas assez de dire qu’il en fut le témoin, il y joua sans doute aussi son rôle ; il prit sa part des flatteries ridicules dont on accablait le prince ; ce qui est plus triste encore, c’est qu’il condamna, sans protester, tous ceux dont on voulait se défaire : il le dit clairement à la fin d’Agricola : ... « Ces malheureux, qui se sentaient sous l’œil impitoyable du maître, perdaient toute mesure. De juges, ils se faisaient bourreaux. Ils portaient la main sur l’accusé et il fallait que l’Empereur intervînt pour les empêcher de le mettre en pièces. » Tacite ne pouvait se rappeler sans frémir ces scènes effroyables : « Nos ancêtres ont, dit-il, connu l’extrême liberté, nous avons connu l’extrême servitude[1]. »

Dans tous les temps, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Après la mort de Domitien, sous les Trajans, et « quand on se fut repris à vivre, » il y eut à la fois un grand soulagement dans les consciences et un vif besoin de réaction contre les malheurs et les hontes dont le souvenir seul accablait encore les

  1. G. Boissier, Tacite.