Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/825

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

concrets. Ils restent constamment immergés, si l’on peut dire, dans la réalité de la vie.

Comme cette réalité est très bornée, quelques-uns s’y dessèchent et durcissent : tels Maria Insull, la demoiselle de magasin chez les Baines, et le pharmacien Chritchlow. Il est extraordinaire, celui-là, vieil original sur lequel le temps semble n’avoir plus de prise parce qu’il est en quelque sorte, avec son égoïsme et ses manies, hors du courant de la vie elle-même.. Voisin des Baines et peu occupé dans son officine, il a pris l’habitude de passer ses après-midi au chevet de l’invalide et en est venu à le considérer comme son bien, sa chose. Vivant, le malade lui appartient, et après le décès, c’est lui encore qui se réservera d’honorer le mémoire du défunt et qui rédigera l’épitaphe. Il nous paraît difficile d’attribuer au sentiment quelque part dans sa conduite, pas plus que nous n’en trouvons trace dans son mariage avec Maria Insull. Quel calcul a bien pu aboutir à cette résolution ? Ce qui est certain, c’est que le vieux garçon, en s’associant la vieille fille, a su rester aussi mystérieux et solitaire derrière les retranchemens impénétrables de son insensibilité.

Jamais on ne nous a donné avec plus de force l’impression d’existences qui, dans un horizon trop fermé, se réduisent et s’immobilisent. Par degrés, à leur image, s’atrophie comme elles la vie du Square, quand décline le commerce de Bursley, absorbé par Hanbridge. Nous voyons successivement la fin des Baines, la fin de la boutique, la fin du Square. C’est la fin d’un âge, et M. Arnold Bennett n’a voulu exprimer rien moins que cela. Il a pénétré trop profondément la vie anglaise pour n’y pas saisir dans leurs premières manifestations et leurs origines mêmes les changemens dont nous voyons aujourd’hui paraître et s’épanouir les effets. Quand John Baines est mort, et que Chritchlow et la veuve contemplent le cadavre pitoyable dont la seule partie saillante est la barbe blanche, « ils ne savaient pas qu’ils restaient à contempler une ère évanouie. » Mais M. Arnold Bennett le sait pour eux et il nous le dit avec une mélancolie émouvante :


John Baines avait appartenu au passé, à l’âge où les hommes avaient vraiment souci de leurs âmes, où les phrases des orateurs pouvaient soulever les foules de colère ou de pitié, où personne n’avait appris à se presser, où Demos n’en était encore qu’à s’agiter dans son sommeil, où la