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beauté. » D’ailleurs, « si Edwin avait soupçonné que personne pût, en effet, l’apercevoir, il l’eût soufflée par pudeur, encore que ce reniement eût signifié pour lui la mort éternelle. Telle est la jeunesse dans les cinq villes, sinon ailleurs. »

Edwin n’a pas eu besoin de souffler sur cette lumière ; mais il a découvert peut-être qu’il était difficile de l’entretenir à travers la vie, et c’est de là que vient l’expression de tristesse sur sa bouche et dans ses yeux. Nous avons vu sa vocation contrariée par son père, qui n’a jamais cessé de le regarder comme un enfant et de le traiter en conséquence. Dans la solitude de sa chambre, dans l’accomplissement de sa tâche, il a bien pu mûrir son esprit et son caractère : il n’a point développé sa vie sentimentale. À vingt-trois ans, la seule image féminine qui se soit jamais présentée à son esprit est celle d’une danseuse en sabots qu’il a vue dans une taverne de la ville, sept années plus tôt, un soir que, par suite de circonstances exceptionnelles, il y a pénétré avec le contremaître. Et voici que Janet Orgreave, la fille de l’architecte, vient de l’obliger à s’apercevoir qu’elle était charmante. Elle est passée à travers la haie qui sépare les deux jardins, elle est entrée dans la maison neuve, la maison vide et sonore où les Clayhanger doivent s’installer bientôt. Elle est pour Edwin une reine d’élégance et de grâce ; et, seul avec elle, il pense à la danseuse, il s’aperçoit qu’il n’a pas vécu, qu’il ne sait pas ce que c’est que vivre : « J’étais endormi : voici la vie ! »

C’est dans ces dispositions qu’il voit pour la première fois Hilda Lessways, un soir, chez les Orgreave. Elle est en deuil de sa mère, et cette sombre jeune fille, taciturne, secrète, ne lui inspire d’abord qu’antipathie. Il n’a pas aimé son accent passionné, son air de violence. À table, il a avancé, dans une discussion théologique, que l’on n’était pas maître de ses croyances et que d’ailleurs la foi n’était pas une vertu. Quelle n’est pas sa surprise, lorsqu’il a quitté ses hôtes et qu’il est revenu faire une visite nocturne à sa future demeure, d’y voir arriver Hilda ! L’étrange jeune fille ! Elle voudrait des explications sur cette parole. Comment l’entend-il au juste ? Ou bien s’il n’y a vu qu’une jolie formule ? « C’est ce qu’ils sont toujours occupés à faire, dans cette maison, de l’esprit ! » Elle gardait sa même âpreté de ton. Edwin, cependant, est fier de l’attention qu’elle lui donne et flatté de cette évidence qu’il ne lui est pas indifférent. Bientôt ils verront ensemble célébrer le centenaire des