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Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 17.djvu/853

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Ce n’était plus une boutique de province : elle participait à l’universel. » Plus tard, quand Edwin, après tant de traverses, sera seul avec Hilda Lessways dans la chambre où la jeune mère soigne son enfant, quand elle lui dit qu’il a toutes les tendresses de cet enfant, quand il sent que l’heure approche où il va entendre des paroles décisives, — « il se leva, tremblant d’émotion, et, marchant vers elle à travers l’encombrement de la pièce, il avait l’illusion qu’ils étaient entre eux, non pas dans la chambre, mais dans l’univers. » Dans un autre roman, Sophia, la toute jeune et vive Sophia marche à côté du séducteur vulgaire qui va lui tourner la tête. « Qu’était-il arrivé ? Rien ! La plus banale occurrence ! La cause éternelle avait ramassé un commis voyageur (cela aurait pu être un employé ou un vicaire, mais, en fait, c’était un commis voyageur) et l’avait revêtu de tous les glorieux, uniques, incroyables attributs d’un dieu, et l’avait planté devant Sophia à seule fin de produire l’éternel effet. »

C’est sans doute dans ce sens profond de la vie que le réalisme de M. Arnold Bennett trouve la source de son pathétique. ! Il nous par le quelque part de la vaste mélancolie que recèle la vie, « the vast inhérent mêlancholy of life. » Il y a une tragédie au fond de chaque existence et le paisible boutiquier Samuel Povey lui-même n’échappe pas à cette loi de nos destinées. Avec l’acharnement d’un esprit borné et d’un cœur droit, Samuel s’est voué à sauver un cousin dont la vie facile, et qui lui en avait imposé d’abord, a fini par un désastre : un meurtre suivi d’une condamnation capitale. Il a mis au service de ce dessein toute l’énergie que peut donner une idée fixe ; il a négligé ses affaires, sa santé, il a commis toutes les imprudences et les a payées de sa vie. Ce ne fut qu’un incident, un accident à peine remarqué dans la réaction qui suivit la fièvre où cette affaire avait plongé la cité. « D’ailleurs, Samuel Povey n’avait jamais pu s’imposer aux bourgeois. » Et l’auteur fait en ces termes son oraison funèbre :

Il manquait d’individualité. C’était un petit personnage. J’ai souvent ri de Samuel Povey. Mais je l’aimais et le respectais. C’était un très honnête homme. J’ai toujours été heureux de penser que, pour la fin de sa vie, la destinée s’empara de lui et dévoila à notre observation la veine de grandeur qui court à travers chaque âme, sans exception. Il embrassa une cause, la perdit, et en mourut.