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courut d’une traite jusqu’à l’avant-garde, et la trouva immobilisée dans l’attente, sur un col que la colonne devait traverser. Des officiers, en groupes affairés, inspectaient à la lorgnette le paysage qui s’étendait à leurs pieds. Le colonel, maîtrisant son impatience, supputait la durée d’écoulement de la petite armée qui se tordait avec lenteur et s’allongeait dans les méandres caillouteux du chemin. Les derniers élémens quittaient à peine le poste, et le soleil s’abaissait déjà sur l’horizon.

« Voici le théâtre de la guerre... Le grand chef n’a pas l’air content, et pourtant il ne peut désirer plus beau champ de manœuvre contre un ennemi figuré,... » chuchota dans l’oreille de Pointis une voix connue. Pointis acquiesça. Le capitaine Merton du Train des Equipages, stagiaire aux Affaires Indigènes et dont il avait été le commensal à la popote d’Imbert, lui montrait d’un geste large la plaine immense, doucement ondulée, que fermaient dans le lointain, vers le Sud, des montagnes tourmentées, à la silhouette bleuâtre. Rendus presque invisibles par la distance et les vibrations de l’air surchauffé, des cavaliers se coulaient dans les vallons, s’égrenaient sur les lignes de faîte indécises et enchevêtrées. Ils sortaient on ne savait d’où, car nulle fumée révélatrice de douars ne se dressait vers le ciel pâle ; et nulle pensée hostile ne paraissait coordonner leurs mystérieuses évolutions.

« Ce sont nos partisans ?... » questionna le colonel, intrigué lui aussi, comme ses officiers, par cette paix sereine d’un paysage où grouillaient peut-être des foules cachées dans les replis du sol. — « Oui, mon colonel, » affirma sans hésiter le chef des Renseignemens, qui expliqua son verdict dans un murmure de suppositions contradictoires. « Oh ! oh ! dit tout bas Merton à Pointis, vous verrez que, cette fois encore, le service des renseignemens va être celui des « faux tuyaux. » — Que supposez-vous donc ? — Rien qui ne soit vraisemblable. Nous sommes arrivés sur le col avant les ennemis qui espéraient nous en disputer le passage. Ils ont manqué leur coup. Ils vont donc rester dans la plaine pour surveiller nos mouvemens et... il y aura de la musique cette nuit. »

Merton avait, quoique peu bavard-, une réputation bien établie de sagacité, dans les popotes du Camp-Marchand et des postes voisins. Il s’était spécialisé, en amateur, dans les problèmes de la politique locale, et il passait pour connaître à fond les individus