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bien arrimées de caisses et de ballots uniformes, portées par les animaux dociles et vigoureux s’écoulant doucement comme un fleuve au cours régulier, il voyait une cohue bruyante, rétive et bigarrée : « Mais c’est la sortie de l’Arche après le Déluge ! s’écria-t-il. Et s’il n’a pu mieux organiser ses moyens de transport, votre chef est vraiment traité en parent pauvre ! — Oui, c’est du joli ! grommela Imbert. Vous pensez à l’arche de Noé ; moi, je songe à Barnum. Avec ça, nous irons vite et loin !... »

Le spectacle était, en effet, cocasse et peu banal. Anes petits comme des moutons, mulets vacillant de vieillesse, poulains dont le poil broussailleux dénonçait le jeune âge, chameaux écorchés et galeux défilaient pêle-mêle, sans hâte, mais non sans bruit. Quelques sous-officiers français, déjà sans souffle et sans voix, quelques goumiers plus placides, s’évertuaient en vain à mettre un peu d’ordre dans cette ménagerie. Les femmes sordides sous leurs haillons crasseux, les enfans à l’allure traînante, les vieillards contemporains des temps bibliques suivaient le flot qu’ils auraient dû conduire, et leur inertie méprisante répondait aux Roumis trop pressés qu’on arriverait sûrement tôt ou tard, inch Allah ! Les prétextes ne leur manquaient pas, d’ailleurs, pour flâner sur le chemin. Les charges hâtivement faites, bâties sans soin, dégringolaient les unes après les autres, et les animaux retrouvaient un reste de vigueur pour s’éloigner, en quelques bonds, du cauchemar de leur fardeau. Les conducteurs s’empressaient comme des Augustes de cirque, avec une maladresse roublarde ; ils obstruaient le passage, et ces arrêts prolongés, se répercutant jusqu’à l’arrière-garde, augmentaient le désarroi.

« Je n’ai jamais vu confusion pareille, dit Imbert. Nous ne serons pas au bivouac avant la nuit ! Mauvais début pour une entrée en campagne !... » Et, talonnant avec rage son cheval qui n’y comprit rien, il s’éloigna au galop pour rattraper sa troupe. Pointis, interloqué, le suivit un moment des yeux ; puis, quand son ami eut disparu derrière les fourrés, il détourna son attention vers ses bagages dont l’arrivée à l’étape lui paraissait incertaine. Il aperçut enfin le marsouin qu’il avait préposé à leur garde et qui l’interpella sans façon pour lui faire constater son dévouement. Rassuré par l’accord qui régnait entre les serviteurs, les animaux et le soldat bénévole, Pointis à son tour se hâta de fuir les nuages de poussière et la cohue du convoi. Il