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indignées : « Ils disent maintenant que j’ai un gros ventre, pour faire croire à mon avidité ! Ce sont des menteurs ! Ils m’ont renié, chassé de la tribu parce que je ne cachais pas ma sympathie pour les Français. J’ai dû me réfugier auprès de Camp-Marchand pour fuir les vengeances de mes ennemis. J’ai suivi la colonne avec quelques serviteurs, pour intercéder en faveur de ceux qui m’ont persécuté parce qu’ils sont ignorans. J’ai le cœur pur, je suis pauvre, et qu’Allah me change en pourceau si je ne dis pas la vérité ! » Le colonel savait, à n’en pas douter, que le caïd s’était depuis longtemps compromis pour notre cause, mais aussi qu’il était maître dans l’art de « faire suer le burnous. » Il déclara qu’il ne sacrifiait jamais ses amis, et que sa vigilance réprimerait les abus. L’orateur des dissidens, satisfait d’avoir soulagé sa conscience, n’insista pas : « Que la bénédiction de Dieu soit sur toi ; tout est bien ! » conclut-il en serrant avec effusion les mains des assistans. Et suivi de ses acolytes, il alla sans rancune chez le caïd qui le conviait au cousscouss de la réconciliation.

En chemin, partisans et rebelles assagis se complimentaient sur les brillans combats où ils s’étaient mesurés, sur les prouesses qu’ils avaient accomplies. Quoique placés, par le hasard ou le calcul, aux deux côtés opposés de la barricade, on devinait que, hors des vues de nos troupes, la haine ou le fanatisme n’avaient jamais animé leurs simulacres de guerriers. Ils se retrouvaient à la fin de la comédie, comme des acteurs heureux d’avoir bien joué leur rôle, pleins d’une ironie méprisante pour les spectateurs de la colonne qui en avaient fait les frais : « Drôle de pays, dit Pointis à Merton qui observait leur manège ; drôle de pays que celui où les divergences politiques se commentent à coups de fusil et ne laissent pas de rancunes. — Oui, sans doute ; mais, à voir fraterniser ainsi nos amis et nos ennemis d’hier, je ne m’étonne plus d’avoir maintes fois entendu passer sur nos troupes des balles qui semblaient venir du côté des partisans ! »

Le soir même, les soumissionnaires installaient leurs douars à proximité du camp. Ils ne venaient pas de loin, car les montagnes voisines leur avaient assuré jusqu’alors une inviolable retraite. Mais ils étaient heureux d’en finir avec une existence d’inquiétude et d’alertes. L’inertie prolongée de la colonne leur avait paru cacher un piège, et la crainte d’un réveil tragique,