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puisque aucun de vous n’a la mémoire assez fidèle, je vais dire une prière qui ne froissera les sentimens de personne, quels que soient son culte ou ses opinions. » Et, découvrant d’un geste large sa tête grise, il commença : « Notre Père qui êtes aux cieux... » Près des tombes voisines, les Sénégalais et les goumiers psalmodiaient à demi-voix leurs oraisons. Sur les Français une émotion contenue passait, évoquée par les mots séculaires et les intimes souvenirs qu’ils ravivaient. Serrés autour du chef dans une ardente communion d’âmes, ils abdiquaient pour un instant leur orgueil ou leurs préjugés dans le touchant aveu de faiblesse et d’amour qu’ils balbutiaient après lui. Des mâchoires se contractaient, des boules semblaient rouler nerveusement dans les gosiers, des éclats humides illuminaient des regards qui voulaient être indifférens. Et quand le colonel prononça : «...mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il, » de nombreuses mains maladroites esquissèrent le signe de la croix par l’habitude soudainement instinctive des anciens gestes oubliés.

« Très chic, l’épisode ! » murmura Pointis à l’oreille d’Imbert qui s’en allait avec le flot des assistans. « Et la cérémonie avait vraiment grande allure ! — Oui, répondit Imbert. Ils feraient bien de venir voir ça, au lieu de se chamailler à propos de leurs opinions politiques, les officiers que tourmente, en France, le mal d’avancement. Ils apprendraient à vivre... et peut-être aussi à mourir. » Sur la foule silencieuse qui maintenant gravissait en petits groupes le versant du plateau, sur le camp dont les tentes disparaissaient entre les roches, sur la campagne déserte, le soleil couchant lançait un poudroiement d’or. « Voyez, reprit Imbert en s’arrêtant pour montrer à son ami les vallées, les montagnes qui, jusqu’à l’horizon lointain, semblaient couvertes de jaunes moissons. Voyez ! le voilà, le présage ! La mort engendrera la vie, le cimetière ouvert aujourd’hui précédera la cité. La graine de force et de justice que la colonne sème avec le poste nouveau sur le plateau de Sidi-Kaddour germera bientôt. D’elle sortiront des moissons de paix et de richesses plus belles que celles dont ce soir radieux nous donne en ce moment l’illusion ! »


PIERRE KHORAT.