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car j’ai toujours remarqué que les enfans n’ont pas de goût pour les amis de leurs parens ; mais ils m’intéresseront toujours infiniment à cause de vous d’abord, puis d’eux-mêmes, et enfin de leur pays, et de ce nom d’Apponyi que vous m’avez rendu si cher...

Depuis ma dernière lettre, j’ai été faire une excursion à Paris, pour une élection académique ; j’y ai retrouvé l’évêque d’Orléans et nos autres amis, l’évêque très fatigué et très souffrant : nous sommes tous, comme dit gaîment Falloux, également éreintés, mais également bâillonnés. J’y ai aussi rencontré lady Campden, qui va passer l’hiver à Nice et le mois d’avril à Rome. Elle tient beaucoup à faire votre connaissance et m’a demandé une lettre pour vous, dont elle n’aura pas besoin. C’est une personne qui est tout à fait de mes amies et qui a été pleine de bonté et de sympathie pour moi ; presque autant que vous, et depuis plus longtemps. Elle a bien quelques petits défauts, dont vous vous apercevrez facilement, mais qui ne doivent pas vous empêcher de la goûter et de l’apprécier. J’espère que vous vous entendrez toutes deux : c’est une convertie pleine de zèle et même de passion pour la bonne cause, et plus rapprochée, en politique, de vous que de moi.

Nous avons eu aussi quelques visites, toujours ou presque toujours des vieux naufragés comme moi : entre autres le général Changarnier. Je ne sais si son nom vous est encore connu ; vous avez bien pu l’oublier, puisque la France qu’il a deux fois sauvée des griffes du démon révolutionnaire, en avril 1848 et en juin 1849, l’a complètement oublié et sacrifié aux nouveaux favoris de la fortune. Cet homme que nous avons vu pendant deux ans au pinacle de la grandeur, protecteur de Louis-Napoléon et bien autrement que celui-ci l’idole des conservateurs effrayés, a supporté avec la plus noble résignation les douleurs de la prison, de l’exil, de la disgrâce, aggravée par l’âge et la pauvreté. Il a subi la terrible épreuve de voir l’armée française, dont il était l’un des chefs les plus renommés et les plus populaires, courir sans lui à de nouveaux succès et ses inférieurs sous tous les rapports y gagner le bâton de maréchal qui lui était dû, et que lui aurait assuré un seul acte de complaisance pour Napoléon III. Pour moi qui supporte si impatiemment le néant où je suis tombé, je me sens pénétré de respect devant cette vertu calme et sereine, dont je suis si peu capable. Il vit