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Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 18.djvu/28

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subit, je suis cuirassé et blasé à fond ; mais j’ai conservé de ma jeunesse une extrême sensibilité dans la vie des affections. Quand j’ai vu que vous me plantiez là, après m’avoir témoigné une si affectueuse sympathie, j’ai d’abord craint que vous ne fussiez plus malade ; mais quand un journal m’a appris que vous aviez assisté au service funèbre du généreux et infortuné Bergès, j’ai cru que vous étiez ou fatiguée de moi ou offensée contre moi pour je ne sais quelle raison. Je vous raconte tout cela uniquement pour me confesser à vous d’un jugement téméraire à votre détriment. Je reconnais que je n’ai aucun sujet de plainte contre vous. Tout au contraire, par votre longue et touchante lettre du 19 février reçue il y a huit jours seulement, vous m’avez donné une preuve d’amitié bien plus grande que tout ce que je pouvais attendre ou mériter de vous. J’en veux surtout conclure qu’il me faut désormais avoir une entière confiance et ne plus m’étonner ni surtout m’offenser d’aucun silence, quelque prolongé qu’il soit. Permettez-moi d’invoquer la même confiance chez vous, chère Comtesse : car, moi aussi, je puis être souvent empêché de vous écrire comme je le voudrais, par ce poids des engagemens et des occupations qui devient de plus en plus lourd à mesure qu’on avance dans la vie.

Pour moi, je ne suis pas tenté de parler beaucoup de vous, même à ceux qui vous connaissent ; car je vous aime trop pour ne pas être froissé de l’indifférence possible qu’on rencontre quand on se laisse aller à dire ce que l’on pense d’une personne qui vous est chère, à ceux qui la connaissent ou qui l’apprécient moins. J’imagine que vous comprenez cette délicatesse très humaine, mais bien excusable.

Ce qui m’étonne toujours, c’est que nous nous soyons rapprochés l’un de l’autre, malgré les graves dissentimens qui nous séparent dans l’ordre politique : car je vois de plus en plus que vous êtes purement et simplement absolutiste et j’ajoute, de la pire espèce des absolutistes, de ceux qui font de la religion la base ou l’excuse de leur préférence pour le despotisme. Tout m’a ému et charmé dans votre chère lettre, excepté les conséquences que vous tirez de la faiblesse (comme vous dites) de votre oncle envers son patriotisme, son libéralisme, etc. Je ne prétends pas d’ailleurs vous convertir, je n’en éprouve pas le besoin, je sens que je puis vous aimer sans être d’accord avec vous sur la politique, quelque important que soit le rôle qu’elle a joué