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Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 18.djvu/29

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et qu’elle joue encore dans ma vie : je vous demande surtout de ne pas me cacher l’expression de vos opinions sur les hommes et les choses en m’écrivant. Croyez-le, chère Comtesse, je puis très bien supporter les opinions différentes des miennes, même chez mes adversaires, à plus forte raison chez mes amis : je ne suis intolérant qu’à l’égard de l’hypocrisie, de la mauvaise foi et de la fausseté.

Vous me laisserez encore la liberté de vous dire ce que je pense, et vous me serez non seulement agréable, mais utile en me contredisant quand il y aura lieu. Sur plusieurs points, nous sommes d’accord, quant à la Hongrie : il me semble que je vous ai signalé le premier tout ce qu’il y avait de menaçant pour votre pays dans cette triste manie de suicide. Je suis d’ailleurs bien loin de méconnaître ses torts, je crois seulement qu’elle en a moins que l’Autriche : c’est sur l’Autriche que retombera la principale responsabilité dans les catastrophes qui se préparent sur les bords du Danube. Les dernières lettres que j’ai reçues du Baron Eötvös[1] sont très noires et me font croire la proximité de ces catastrophes. Du reste, elles seront probablement précédées par celles qui éclateront sur les bords de la Seine. Le gouvernement impérial est bien fort, mais il est impossible qu’il résiste longtemps au courant révolutionnaire déchaîné par lui. Quand je dis résister, je n’entends pas que le courant doive le renverser ou l’emporter : au contraire. « La révolution, c’est nous, » a dit le prince Napoléon : toute la situation est dans ce mot. Or la révolution sera invincible tant que le catholicisme et la liberté ne se seront pas sérieusement et solidement alliés, et nous sommes bien loin de cette entente si nécessaire.

Rien de nouveau à vous mander sur mon intérieur : depuis que je vous ai vue, j’ai été absorbé par mon travail sur le Père Lacordaire. Je suis heureux de vous avoir intéressée par ce récit, mais je vous trouve encore un peu froide pour lui : nous en causerons quand nous nous reverrons.

  1. Le baron Joseph Eötvös, aussi célèbre par le rôle qu’il a joué dans la politique de la Hongrie que comme écrivain, vécut beaucoup en France, où il subit l’influence du romantisme français. — Son premier livre politique a été la Réforme des Prisons. Il fut à deux reprises ministre des Cultes et de l’Instruction publique, — la première fois dans le premier ministère responsable en Hongrie, 1848-1849, puis en 1867. Son petit-fils (fils de sa fille Yolante), le baron Josef Inkey, épousera en 1908 Thérèse Apponyi, ma fille et la petite-fille de Sophie Apponyi, l’amie de Montalembert.