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doléances : « Je songe à tous les conseils que vous m’avez donnés, à n’être ni raide, ni lâche, ni fier, ni humble, ni… ni…[1]. Que ne puis-je être vous pendant deux heures ! Avez-vous l’idée d’un chien que l’on va fouetter, et qui ne veut ni mordre, ni même aboyer ? Je suis ce chien-là. » En 1878, c’était Falloux qui, suivant la pente coutumière de l’esprit des vieillards, reprochait au Français de faire trop facilement fi des polémiques anciennes et presque classiques, de déserter les traditions et le terrain de combat du parti ; à l’interprète très qualifié de ces doléances, Thureau-Dangin ripostait avec son imperturbable logique, relevée d’une pointe d’impatience : « Ce qu’il y a de permanent dans notre cause, ce n’est pas telle ou telle formule, c’est cet esprit de bon sens, de prudence, de tolérance, avec lequel nous voulons présenter et défendre la religion, c’est la volonté d’être de notre temps. Or, serions-nous de notre temps, si nous nous attachions à redevenir exactement ce que nos pères avaient pu être avec Lamennais en 1830, avec Montalembert en 1844 ? »

« L’homme fort, » comme on l’appelait en plaisantant dans les bureaux de rédaction du Français, ne limitait point ses interventions aux questions religieuses. Sans avoir au début une couleur constitutionnelle très tranchée, le journal s’était donné pour programme de soutenir les aspirations libérales renaissantes, de prendre place entre l’école de r Univers, qui se faisait une règle et presque un dogme de l’indifférence en matière de régime politique, et celle de la Gazette de France, qui ne séparait point r « autel » du « trône » du Roi légitime. On soutenait au Français le « tiers parti » ou « centre gauche » de l’époque ; on prenait le mot d’ordre de ses chefs Buffet et Daru. Le premier article de Thureau-Dangin (article anonyme, puisque l’auteur figurait encore dans les cadres du Conseil d’État) fut précisément consacré à un portrait de Buffet, à un exposé de ce que l’opinion attendait de lui et de ses amis ; vint ensuite la critique du ministre Pinard, puis une étude, exquise de mesure et de finesse, admirable de divination en bien des points, sur l’avenir réservé à un homme politique alors fort en vue. D’emblée, le journaliste novice se révélait excellent polémiste, dédaigneux des personnalités (alors même et surtout qu’il traitait des questions de personnes), courtois avec quelque hauteur, se gardant

  1. Les points de suspension figurent dans le texte original.