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Chère Comtesse, vous allez me trouver d’une violence impardonnable, soit : grondez-moi, blâmez-moi, condamnez-moi, même en public, si vous voulez, pourvu que, dans le fond de votre cœur, vous ne m’en vouliez pas d’être ainsi à mon aise avec vous et de vous lancer à la tête ces élucubrations de ma solitude. Je vous ai déjà prévenue du danger que vous couriez de me rendre trop présomptueux. Dites-moi bien vite que vous me le pardonnez.


La Roche-en-Breny (Côte-d’Or), ce 29 septembre 1862.

Très chère Comtesse, me voici presque aussi coupable que vous, si ce n’est plus ! Voici deux mois que votre chère lettre du 19 juillet a été écrite, et je ne vous en ai pas remerciée ! Mais je prétends que nous ne saurions être coupables l’un envers l’autre, tant que nous serons vraiment amis. Je vous répète que je ne veux pas que notre correspondance soit une charge pour vous ; quand vous aurez autre chose à faire, vous ne m’écrirez pas, et je m’engage à ne jamais vous reprocher votre silence. Vous en agirez ainsi avec moi, j’en suis sûr ; car vous êtes d’un naturel moins exigeant et moins défiant que moi. Je compte donc sur votre indulgence, encore plus que je ne l’invoque. Ce qui m’a surtout touché dans votre lettre, c’est de voir que l’anniversaire de notre visite à Appony, ne vous avait pas échappé ! Pour moi, j’incline à croire que le souvenir de cette fête de la Saint-Jean, et de ces trois heureux jours passés sous votre toit, ne s’effacera jamais de mon cœur, bien que je sois à l’âge où l’on ne peut plus répondre de sa mémoire ni de rien. Tous les incidens de cette visite me sont restés présens, et infiniment chers, comme aussi toutes les marques de sollicitude et de bienveillance que vous m’avez prodiguées avant cette visite, et qui ont fait tout l’agrément de notre voyage en Hongrie. Pourquoi vous êtes-vous intéressée ainsi à moi ? Voilà ce que je me demande souvent, car enfin il est certain que, si nous sommes d’accord sur beaucoup de points, il en est d’autres qui nous séparent. Vous êtes, à mes yeux, la personnification de l’ancien régime, du vieux système absolutiste, fondé sur l’alliance du trône et de l’autel ; vous en êtes la personnification gracieuse, aimable et noble. Pour moi qui ai toujours combattu et détesté ce système, presque autant que le despotisme révolutionnaire, j’ai été charmé de rencontrer en vous une avocate intelligente et généreuse de