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Discutable comme procédé critique, la méthode de M. France reprend une partie de ses avantages quand on la considère comme un simple moyen d’expression artistique. Au fond, chacun fait la théorie de son propre talent, et, sauf de bien rares exceptions, nos idées générales ne sont guère que la projection, en dehors de nous, de nos tendances instinctives. Né artiste, conteur, romancier, poète, et non pas critique, — Brunetière l’avait fort bien vu, — M. Anatole France défend les droits de son originalité et de sa fantaisie d’artiste ; et envisagées comme de légères œuvres d’art, ses chroniques ont bien de la saveur et bien de la grâce. Si d’autre part elles ne nous renseignent pas toujours comme nous le voudrions sur les « livres du jour, » elles nous renseignent abondamment sur le critique, sur ses idées littéraires ou philosophiques, sur ses dispositions morales.- S’il est faux que la critique soit « une espèce de roman à l’usage des esprits avisés et curieux, » et donc « une autobiographie, » que « le bon critique soit celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre[1], « quand il s’agit d’un esprit aussi « avisé et curieux » que M. France, cette conception, d’ailleurs illégitime, a son intérêt, — tout au moins pour un autre critique. En lisant d’un peu près les chroniques de l’auteur de Thaïs, on arrive à le connaître presque tout entier, et plus à fond peut-être qu’à travers tous ses autres livres.

Et d’abord, il nous y révèle la nature de son goût. Je ne saurais, je crois, mieux définir ce dernier qu’en le rapprochant de celui de Sainte-Beuve. Chez les deux écrivains, même souci de la nuance, même amour de la mesure, de l’équilibre, de l’harmonie, de l’élégance discrète, de la simplicité ornée, même goût des « coteaux modérés. » Pour tout dire, l’un et l’autre sont des humanistes, des classiques. M. France nous l’a déclaré en propres termes[2], et même s’il ne nous l’avait pas dit, nous aurions pu le deviner à la qualité de sa langue, à l’espèce de ses sympathies littéraires. Il s’est vanté un jour de n’avoir « jamais médit de Nicolas[3], » et il est évident que Racine et La Fontaine remplissent exactement tout son idéal esthétique : Racine, « le maître souverain en qui réside toute vérité et toute

  1. La Vie littéraire, t. II, p. III.
  2. « Je me suis entêté dans ma littérature, et je suis resté un classique. » (Le livre de mon ami, p. 152.)
  3. La Société d’Auteuil et de Passy, Conférence, p. 10. G.-Lévy, 1894.