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assez intelligent pour se déprendre de ses impressions irréfléchies, pour essayer d’entrer dans une pensée étrangère et contredisante. Et surtout, peut-être, il est trop voluptueux pour ne pas se prêter à toutes les formes de la vie et de l’art, pour ne pas essayer de cueillir dans chacune d’elles l’âme de volupté qu’elles recèlent. De là cet universel dilettantisme dont il a fait si souvent la théorie, et qu’il a, généralement, assez bien mis en pratique. De là cette aimable indulgence qu’il professe, non pas toujours, mais communément, à l’égard des hommes et des œuvres qui ne choquent pas trop vivement ses tendances personnelles. De là enfin ce scepticisme souriant qu’il affecte à l’égard de presque toutes les doctrines qui se présentent à sa pensée, et qu’il a su manier avec une telle maîtrise que, longtemps, on a voulu voir dans cette attitude le trait distinctif de sa physionomie morale.

Mais ce n’était bien là, — on n’allait pas tarder à s’en apercevoir, — qu’une attitude, une attitude superficielle, et toute provisoire, et dont lui-même n’était pas dupe. D’abord, il n’y a pas de scepticisme complet. M. France lui-même s’y est efforcé, sans succès, « J’ai regardé, je l’avoue, nous dit-il, plus d’une fois du côté du scepticisme absolu. Mais je n’y suis jamais entré ; j’ai eu peur de poser le pied sur cette base qui engloutit tout ce qu’on y met. J’ai eu peur de ces deux mots d’une stérilité formidable : je doute. Leur force est telle que la bouche qui les a une fois convenablement prononcés est scellée à jamais et ne peut plus s’ouvrir. Si l’on doute, il faut se taire ; car quelque discours qu’on puisse tenir, parler, c’est affirmer. Et puisque je n’avais pas le courage du silence et du renoncement, j’ai voulu croire, j’ai cru. J’ai cru du moins à la relativité des choses et à la succession des phénomènes[1]. »

Il a cru, nous le verrons, à d’autres choses encore. Mais nous voilà bien avertis. Nous ne croirons pas trop au scepticisme foncier de M. Anatole France. S’il consent bien, par « honnêteté, » à ne pas contredire les idées qu’il ne partage pas, si, par nonchalance, par ironie quelquefois, par parti pris d’indulgence, par virtuosité dialectique et par une sorte de sensualité intellectuelle, il a l’air d’accepter, d’accueillir et de faire siennes des doctrines qu’il combattra très violemment plus tard, les

  1. Vie littéraire, t. III, p. X-XI.