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un Shakspeare et un Racine comme un Chateaubriand, — de prendre leur bien partout où il se trouve, on voudrait pourtant, chez M. France conteur, une domination plus forte exercée sur ces matériaux d’emprunt, une sorte de confiscation plus impérieuse et plus soudaine, un air d’improvisation et d’originalité jusque dans l’imitation, bref, quelque chose de plus libre, de moins concerté, de plus hardiment fondu : le métal de Corinthe laisse trop deviner la diversité des alliages qui l’ont formé, et l’on y aperçoit des soudures. On souhaiterait aussi... Mais on ne souhaiterait plus rien, quand on rencontre des pages comme celle-ci, qui ouvre le Puits de Sainte-Claire :


J’allais au-devant du silence, de la solitude et des douces épouvantes qui grandissaient devant moi. Insensiblement la marée de la nuit recouvrait la campagne. Le regard infini des étoiles clignait au ciel. Et, dans l’ombre, les mouches de feu faisaient palpiter sur les buissons leur lumière amoureuse.

Ces étincelles animées couvrent par les nuits de mai toute la campagne de Rome, de l’Ombrie et de la Toscane. Je les avais vues jadis sur la voie Appienne, autour du tombeau de Cœcilia Metella, où elles viennent danser depuis deux mille ans. Je les retrouvais sur la terre de sainte Catherine et de la Pia dé Tolomei, aux portes de cette ville de Sienne, douloureuse et charmante. Tout le long de mon chemin, elles vibraient dans les arbres et dans les arbustes, se cherchant, et, parfois, à l’appel du désir, traçant au-dessus de la route l’arc enflammé de leur vol.


Oui, voilà une admirable page, et qui, fût-elle unique dans une œuvre, suffirait presque à classer un écrivain. La rêverie philosophique y sort tout naturellement de l’évocation pittoresque, et nous saisissons là, sur le vif, un des traits essentiels du talent de M. Anatole France. D’autres, — un Maupassant, par exemple, — content pour conter, pour le plaisir de nous amuser et de s’amuser peut-être eux-mêmes par la représentation concrète et vivante d’un fragment de réalité directement observé. L’auteur de l’Étui de nacre raconte surtout pour suggérer des idées. Il n’est assurément pas incapable d’observer le réel, de décrire un coin de nature, de camper une vive silhouette, de conter avec entrain et avec humour ; mais, à l’ordinaire, il s’en soucie assez peu ; c’est là pour lui l’accessoire, un moyen comme un autre d’attirer et de retenir la curiosité ou l’attention de ses lecteurs et de les intéresser à une thèse dont le sens secret n’apparaîtra qu’à la fin de son récit. De là son peu de goût pour les sujets anecdotiques ou d’observation