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courante qui forment l’habituelle matière des conteurs ou novellistes les plus goûtés du public : l’écueil fréquent de ces sortes de sujets, c’est la banalité ou l’insignifiance philosophique, et il n’est peut-être pas de défaut qui choque plus M. France que celui-là. Si donc de préférence il emprunte ses sujets à l’histoire, ou à la légende, ou à la fantaisie pure, c’est que, sur ce terrain d’élection, où peu de rivaux peuvent le suivre, il n’a pas à se préoccuper des conventions ou des vraisemblances coutumières et peut donner aisément cours à la liberté de son inspiration, à ses pensées de derrière la tête. Il écrira, par exemple, le Procurateur de Judée pour nous faire entendre, contrairement d’ailleurs à, toute psychologie[1], combien la condamnation et la mort de Jésus ont été un fait insignifiant, non pas seulement dans l’histoire toute contemporaine, mais encore aux yeux mêmes de ceux qui y avaient participé. Il écrira Læta Acilia pour nous faire sentir, tout à la fois, combien la « folie » chrétienne répugnait à l’ « honnêteté » païenne, et jusqu’à quel point la jalousie peut rendre dure et ingrate une âme de femme. Il écrira enfin l’Humaine tragédie pour nous montrer que l’orgueil de l’esprit et la concupiscence de la chair viennent à bout des vertus les plus rares, les plus saintes qu’ait enfantées l’ascétisme chrétien. Et telle est aussi, à très peu près, la signification de Thaïs.

Thaïs est un « conte philosophique, » et pour voir en quel sens vont se développer le talent de conteur et la pensée de M. Anatole France, rien n’est plus intéressant que de comparer le livre en prose de 1890 au poème oublié de 1867. Dans la Légende de sainte Thaïs, comédienne, quelques libertés que prenne déjà l’écrivain avec le texte de la Légende dorée, il s’écarte au total assez peu de la donnée traditionnelle en ce qui concerne les deux personnages de Thaïs et de Paphnuce. En des vers un peu durs, parfois incorrects, et pleins de naïves chevilles, le poète nous décrit longuement la beauté, la vie et les amours de Thaïs. Un soir, passant dans les rues de la ville, elle est accostée par un groupe sordide et repoussant, — car


...chez les chrétiens, c’est un signe de race
D’avoir l’haleine infecte et de suer la crasse, —

  1. Par contraste, on pourra lire dans les Contes et Fantaisies d’Emile Gebhart (Bloud, 1912) un conte d’une inspiration fort différente, Une nuit de Pâques sous Néron, qui a aussi Ponce-Pilate pour héros.