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comme des ailes d’oiseau, où, çà et là, au bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles flottaient au loin des vapeurs légères, tandis que des îles lourdes de palmes, de fleurs et de fruits, laissaient s’échapper de leurs ombres des nuées bruyantes de canards, d’oies, de flamans et de sarcelles. A gauche, la grasse vallée étendait jusqu’au désert ses champs et ses vergers qui frissonnaient dans la joie, le soleil dorait les épis, et la fécondité de la terre s’exhalait en poussières odorantes[1].


Oui, il y a là dedans du Chateaubriand, — début d’Atala, — du Flaubert, peut-être du Loti[2]. Mais il y a certaines alliances de mots, certaines sonorités verbales, — surtout dans les fins de phrases, — qui sont bien de l’Anatole France. Et le tableau est achevé, complet et parlant dans sa concision harmonieuse. Si l’art était aussi grand dans l’ensemble de l’œuvre que dans certains détails, le livre, en dépit des innombrables imitations qu’il décèle, pourrait être dit un chef-d’œuvre. Mais la composition en est défectueuse, les longueurs y abondent, et l’intérêt y languit bien souvent. A supposer même, — ce qui est non seulement discutable, mais faux, — qu’il soit permis à l’artiste de tout dire, que toutes ses inspirations se vaillent, on doit au moins exiger de lui, — du simple point de vue de l’art, — une certaine cohérence intérieure qui se marque dans l’invention des personnages qu’il met en scène. Or cette qualité nécessaire est totalement absente du caractère de Paphnuce, et cela, remarquons-le, non pas parce que ce caractère est complexe, mais parce que l’auteur, en le concevant et en le développant, n’a pas su se décider nettement entre les divers sentimens que son héros lui inspirait. Car M. France n’est pas homme à se dissimuler derrière ses personnages, à nous dérober ce qu’il en pense, — ses préoccupations philosophiques lui interdisent d’ailleurs l’objectivité. Sympathie, admiration, étonnement, curiosité, ironie, pitié, mépris, indignation, colère, il passe évidemment par tous ces sentimens à l’égard de l’abbé d’Antinoé, et il le traite en conséquence. A la fin, c’est la colère et la haine qui l’emportent : Paphnuce est maudit par son biographe comme par Dieu même : « Il était devenu si hideux qu’en passant la main sur son visage, il sentit sa laideur. » Et pourquoi cette punition, juste Ciel ? La seule raison qu’on en puisse trouver

  1. Thaïs, p. 44.
  2. On notera le procédé descriptif, cher à Loti, qui consiste à encadrer le substantif entre deux épithètes heureusement choisies, et à créer ainsi une brève et originale image : leur doux feuillage gris ; ses larges eaux vertes.