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de pieds cheminait le vers, presque tous ceux qui me connaissaient m’ont appelé poète, — ce que je ne suis pas encore à l’heure présente !


Mais, comme je le disais, c’est surtout dans les lettres intimes de Boccace que nous percevons l’écho de sa souffrance. Sa plainte y revêt les formes les plus diverses, depuis celle d’un regret naïf et souriant jusqu’à celle de l’exaspération la plus passionnée, entraînant soudain l’auteur du Décaméron à rabrouer durement un ami qui l’a traité de « poète. » Toujours l’angoisse de « n’être pas encore un poète, » toujours elle hante la pensée de l’admirable conteur. Il donnerait volontiers toutes ses amours et toute sa renommée pour ressembler, si peu que ce fût, — aussi bien dans sa vie privée que dans ses écrits, — à ce messire François Pétrarque dont la douce figure lui apparaît l’incarnation vivante de ses rêves les plus chers ; et sans arrêt il se rappelle qu’un abîme le sépare de son maître et ami ! Ses ambitions et ses remords, ses incessantes montées toujours suivies de rechutes nouvelles, en un mot toute la triste aventure de sa vie intérieure se rattache à ce tragique studium de l’alma poesis.


C’est assez dire combien ses lettres ont de quoi nous toucher. A défaut d’un poète, elles nous révèlent un homme que n’a point cessé de torturer un ardent et malheureux amour de la poésie ; et si même le Boccace que nous y découvrons n’avait pas à nos yeux d’autre mérite que celui d’un tel amour et d’une telle torture, cela seul suffirait à lui valoir notre plus respectueuse pitié. Mais, en vérité, un sentiment de ce genre ne va jamais sans de certaines vertus d’esprit et de cœur qui se montrent à nous très clairement, elles aussi, dans un bon nombre des lettres du conteur florentin, et que je serais tenté de résumer toutes dans le mot d’ « innocence. » Chose curieuse, ce « poète manqué » a eu, jusqu’au bout, l’âme d’un grand enfant ; et sur plus d’un point l’on est surpris de l’étroite parenté de son caractère avec celui d’un La Fontaine ou encore d’un Verlaine, des plus authentiques d’entre nos poètes. Tout de même qu’eux, Boccace s’est toujours senti désarmé en présence de ses moindres désirs, à la manière de l’enfant que nulle perspective de punition n’empêchera de manger un gâteau qui lui tombe sous la main ; et toujours cependant, lui aussi, il a eu le privilège de conserver, parmi ses vices, un fonds charmant d’ingénuité, de candeur enfantine. Il faut le voir, dans ses lettres, proclamant à la face du monde sa haine et son mépris pour un « péché » qui, dès le jour suivant, ne manquera pas de le ressaisir. Il faut voir