Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 18.djvu/578

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

courrier sans s’écrire. Informé de l’arrivée de sa fille à Metz, M. Necker lui faisait parvenir des conseils de prudence dont il savait qu’elle avait toujours besoin :

Il faut que, dans un pays étranger, tu sois prudente et avisée dans les détails. Il faut songer, quand on a des voisins, qu’ils peuvent tout entendre quand on parle dans les auberges. Il faut songer que, dans un cercle, il y a amis et ennemis, et que tout ce que tu diras retentira à Paris et que tu aurais du chagrin si la porte de la France t’était hermétiquement fermée. Il faut songer qu’il y a quelquefois, et je le sais, des bureaux de poste, en Allemagne même, à la dévotion de la France et gagnés par elle, mais ceci est bien superflu à dire, car tu n’auras jamais rien à confier dont le secret soit d’une grande importance. Tu dois songer encore que l’on vole les papiers dans les auberges, que rien n’est si commun, et que si tu laisses traîner les tiennes (tes lettres), si tu ne brûles pas celles de tes amis, tu auras grand tort. Prends garde aussi par qui tu fais porter tes lettres à la poste. Pour moi, tu le sais bien, je n’ai rien à t’envoyer que des amitiés. J’ai été enchanté en apprenant que tes amis t’avaient soutenue par leurs caresses ; c’est toujours là, pauvre petite, ce qu’il te faut. Je ne puis concevoir la conduite du chef ; il t’aurait gagnée si facilement, puisque tu es éprise de tout ce qui est grand, et il est dur, lui seul dans le monde, avec toi. Adieu, cara, carissima, je te serre contre un cœur fidèle et digne encore d’être uni à déjeunes années ; mais alors je ne t’écrirais pas, je volerais vers toi.

À ces conseils si judicieux et à ces assurances si tendres, Mme de Staël répondait par les deux lettres suivantes :

1er novembre.

Combien Bosse m’a apporté, cher ange, de touchantes preuves de ton intérêt pour mon malheur, intérêt trop grand puisqu’il t’a troublé si cruellement. Je ne sais ce que j’ai écrit dans de certains momens ; je sais qu’il en est dans lesquels ta pensée seule m’a empêchée de mourir, car je me sentais un poids pour mes amis et un danger pour mes enfans.

J’aurais été désolée que tu vinsses à Bâle ou à Strasbourg. J’ai un moment hésité si je te le demanderais pour Lyon ; mais j’ai pensé que tu avais un appartement charmant cet hiver à Genève et que l’esprit de Lyon ne convenait ni à toi ni à moi. J’ai donc ajourné toute demande de ce genre à l’année prochaine, et je ne souhaite qu’une chose de toi, c’est que tu me promettes les soins les plus minutieux pour ta santé. Je te promets aussi une extrême poltronnerie et tu sais que je tiendrai parole.

Je t’ai déjà écrit que j’avais rencontré ici un homme dont la société me plaît beaucoup, Villers. S’il y avait dans tout Genève un homme de ce genre, on saurait avec qui causer. Entre lui et Benjamin, je passerais des heures assez douces si l’avenir et le passé ne pesaient pas sur moi.