Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 18.djvu/622

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en deux mots : Avant Jeanne, un grand peuple se débat dans les dernières convulsions de l’agonie et va disparaître de la scène du monde ; après Jeanne, un grand peuple est ressuscité. Et que ce soit là l’œuvre de Jeanne, et de Jeanne seule, — de Jeanne aidée, bien entendu, par ceux à qui elle avait fait partager sa foi, et dont elle avait renouvelé l’âme, — c’est ce qui ressort non seulement de l’étude des textes et des documens contemporains, non seulement des Histoires autres que celle de M. France, mais, chose bien plus piquante, puisqu’elle est involontaire, de l’Histoire de M. France lui-même. Oui, M. France a beau vouloir nous montrer, — en dépit des faits les plus avérés et des témoignages les plus certains, — que rien dans l’œuvre de la Pucelle n’appartient en propre à la Pucelle même : à travers ses réticences, ses atténuations, ses hypothèses, ses interprétations soi-disant rationnelles, nous entrevoyons, malgré lui, que Jeanne, forte de l’assurance de ses Voix, a su imposer sa conviction, et sa volonté, aux conseillers du roi Charles, au faible roi Charles lui-même, aux chefs de l’armée royale. Venit, vidit, vicit. Et c’est si bien là la vérité de l’histoire qu’elle s’impose à M. France : « Elle avait tout fait, puisque sans elle on n’aurait rien fait[1], » dit-il de la Pucelle après sa première victoire. On ne saurait mieux dire : ce pourrait être là l’épigraphe d’une Vie de Jeanne d’Arc.

Pourquoi donc M. France, non seulement dans sa Préface, mais dans tout le cours de son livre, et plus particulièrement, ce me semble, dans son second volume, a-t-il pris comme tâche, sous prétexte de l’ « humaniser, » de rabaisser la Pucelle, de diminuer l’importance de son rôle et de sa mission ? C’est sans doute parce que son intelligence, essentiellement amie des « coteaux modérés, » est peu familière avec les hauts sommets de l’histoire. Et elle habite aussi peu volontiers les hauts sommets de la pensée. Le problème métaphysique et psychologique que soulèvent la personne et la destinée de Jeanne d’Arc, — ce problème que M. Hanotaux, a posé avec tant de vigueur et de franchise[2], — M. France, lui, ne le pose nulle part ; nulle part il ne l’aborde directement, bien en face ; il le fuit, il l’élude, il

  1. Vie de Jeanne d’Arc, t. I, p. 339.
  2. On me permettra de renvoyer sur ce point à l’étude que j’ai consacrée à la Jeanne d’Arc de M. Hanotaux dans mes Maîtres d’autrefois et d’aujourd’hui (Hachette, 1912).