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se contente de le trancher... par prétention. Il ignore évidemment comment la question du surnaturel se pose dans la philosophie contemporaine ; il ne connaît pas les travaux de M. bachelier, de M. Boutroux, de M. Bergson, de M. Le Roy, et même si certain Bulletin de la Société française de philosophie, où le Problème du miracle est discuté d’une manière bien suggestive[1], avait paru avant l’achèvement de sa Jeanne d’Arc, je ne pense pas qu’il aurait eu la curiosité de le feuilleter. Or, l’on peut regretter que l’auteur d’une « Vie de sainte » où sont nécessairement impliquées de si. graves questions, soit resté étranger à la manière dont les plus « libres » esprits les envisagent aujourd’hui.

Métaphysiquement donc, peut-on admettre que la destinée et l’œuvre de Jeanne d’Arc s’expliquent tout « naturellement, » — comme par exemple celles d’un Du Guesclin, — en vertu, je ne veux pas dire des lois, mais des habitudes du déterminisme historique ? ou bien sommes-nous en présence d’un phénomène « hors cadre » et « hors série, » inséré, bien entendu, dans la suite des événemens historiques, mais y formant contraste, et irréductible aux explications communes ? Et, psychologiquement, suffit-il, pour expliquer la Pucelle, de reconnaître en elle une jeune fille de grand cœur et de haute piété, exaltée jusqu’à l’héroïsme par sa piété même, ou une malade, une anormale, « fanatisée, » jouet et victime des fatalités organiques ? A ces questions, on sait comment, en fait, non sans se contredire d’ailleurs quelquefois, M. France a essayé de répondre. Il ne voit rien d’étonnant dans la destinée de Jeanne : « La mauvaise fortune des Anglais à partir de 1428, nous dit-il, s’explique tout naturellement... Ce dont on peut être surpris, ce n’est pas que les Anglais aient été chassés de France, c’est qu’ils l’aient été si lentement[2]. » Et il ne va pas jusqu’à faire de la Pucelle une « hystérique notoire, » — il se contente de le laisser insinuer par le Dr Dumas, contre l’autorité duquel on peut invoquer celle du Dr Babinski[3], — mais il en fait une malade, —

  1. Bulletin de la Société française de philosophie, mars 1912. Le Problème du miracle (Thèse de M. Le Roy ; — Discussion de MM. Blondel, Brunschvicg, Couturat, l’abbé Laberthonnière, Parodi), Paris, Armand Colin, in-8.
  2. Vie de Jeanne d’Arc, t. I, p. XLIX, LI.
  3. Voyez J. Babinski, Démembrement de l’hystérie traditionnelle : Pithiatisme (Paris, Imprimerie de la Semaine médicale, 1909), et J. Babinski et Jean Daguan-Bouveret, Émotion et hystérie (Journal de psychologie normale et pathologique mars-avril 1912). — Il résulte des travaux du docteur Babinski que nombre de faits que jusqu’ici on désignait sous le nom d’hystériques doivent être rapportés à de tout autres causes, et que, comme le disait déjà Lasègue, « l’hystérie est un » corbeille dans laquelle on jette les papiers qu’on ne sait où classer. »