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créatrice, la puissance de composition et le don de sympathie, mais un artiste qui rachète, en partie, par l’habile exécution du détail, par la grâce élégante et industrieuse de la forme, quelques-unes de ses imperfections ou de ses lacunes.

On a tout dit sur la langue et le style de M. Anatole France, et nous-même, nous avons cité de lui des pages auxquelles nous n’avons pas marchandé notre admiration. Mais à cet égard, n’est-on point parfois allé un peu bien loin dans l’éloge, et même dans l’hyperbole ? A en croire quelques-uns de ses panégyristes, — les Léon Blum, les Fernand Gregh, — c’est aux plus grands maîtres de la langue qu’il faudrait comparer, et peut-être préférer, l’auteur de Crainquebille, et les noms de Racine, de Fénelon, de Voltaire, de Renan, sont par eux bien aisément prononcés. « Le premier écrivain de son temps[1], » dit l’un. Et l’autre : « Ce sera un grand classique. On n’a jamais mieux écrit en français, ni au XVIIe , ni au XVIIIe siècle. C’est la perfection. Renan même écrivait moins bien[2]... » N’exagérons rien. On trouve chez M. France des « dans le fait, » des » dans un but, » des « par contre, » des « voire même » qui feraient froncer le sourcil à plus d’un puriste. Il emploie presque toujours le mot « sensualisme » pour le mot « sensualité[3], » et je sais de petites incorrections jusque dans le Crime de Sylvestre Bonnard. D’autre part, son style a infiniment de grâce, c’est entendu ; mais n’est-il pas un peu monotone ? Les effets, trop calculés, manquent trop souvent d’imprévu ; les mêmes coupes de phrases se répètent avec une insistance quelque peu fatigante, et le rythme, le balancement de la période a l’air d’obéir à des lois fixes, presque à un mot d’ordre. Bref, il y a du procédé et un peu d’artifice dans ce style ; et il suffit de le comparer à celui des « grands classiques » pour voir ou pour sentir ce qui lui manque de spontanéité, de liberté, de vigueur nerveuse. Sainte-Beuve par le quelque part, à propos de Balzac, de « ce style si souvent chatouilleux et dissolvant, énervé, rosé, et veiné de toutes les teintes, ce style d’une corruption délicieuse, tout asiatique comme disaient nos maîtres, plus brisé par places et

  1. Léon Blum, En lisant. Ollendorff, 1906, p. 45.
  2. Fernand Gregh, Anatole France, Revue Bleue du 23 février 1901.
  3. « Hélène était d’un sensualisme précoce. » (Jocaste, éd. actuelle, p. 31) ; « la nature réunit le sensualisme et l’ascétisme dans son sein immense. » (le Jardin d’Epicure, p. 164).