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plus amolli que celui d’un mime antique[1]. » Est-ce que quelques-uns de ces traits ne s’appliqueraient pas assez bien à l’auteur de Thaïs ? « La langue de celui-ci, a dit Angellier, pour exquise qu’elle soit, sent le renfermé ; elle a une odeur de cabinet de travail ou de salon, un parfum d’autrefois, de fleur desséchée ; elle est dépaysée au grand air. Même ses paysages sont vus à travers des vitres ; ils ont quelquefois la couleur, ils n’ont jamais la brise[2]. »

Il y a bien du vrai dans ces observations. Mais il nous faut serrer les questions de plus près, et, nous remémorant les plus belles pages de M. France, nous demander ce qui, en dépit des imitations qu’elles trahissent, en constitue, malgré tout, l’originalité, et ce qu’elles nous révèlent aussi du tempérament propre de l’écrivain :


Chaque fois que de sa voix grasse de vieux sermonnaire il prononçait lentement cette phrase : « Les débris de l’armée romaine gagnèrent Canusium à la faveur de la nuit, » je voyais passer en silence, à la clarté de la lune, dans la campagne nue, sur une voie bordée de tombeaux, des visages livides, souillés de sang et de poussière, des casques bossues, des cuirasses ternies et faussées, des glaives rompus. Et cette vision, à demi voilée, qui s’effaçait lentement, était si grave et d fière, que mon cœur en bondissait de douleur et d’admiration dans ma poitrine[3].


Qu’on rapproche de cette page étonnante celle où M. France nous conte sa première « vision éblouie » de Cléopâtre. « C’était au collège, l’année de sa rhétorique, l’hiver, un vendredi, pendant le repas de onze heures. » Dans la salle maussade, humide, bruyante et froide, un élève lisait tout haut du Rollin ; « Jamais je n’avais senti plus péniblement les vulgarités et les inélégance de la vie… Tout m’était à dégoût. Dans le tintement de la vaisselle, la voix du lecteur, par intervalles, m’arrivait aux oreilles. »


Tout à coup j’entendis le nom de Cléopâtre et quelques lambeaux de phrases charmantes : « Elle allait paraître devant Antoine dans un âge où les femmes joignent à la fleur de leur beauté toute la force de l’esprit… Sa personne plus puissante que toutes les parures… Elle entra dans le Cydnus… La poupe de son vaisseau était tout éclatante d’or, les voiles de pourpre, les rames d’argent… » Puis les noms caressans des flûtes, de parfums, de Néréides et d’Amours. Alors une vision délicieuse remplit mes yeux. Le sang

  1. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II, p. 449.
  2. Préface à la traduction d’An Inland Voyage, par P.. L. Stevenson. Le Chevallier, 1900, p. 6.
  3. Le livre de mon ami, p. 153.