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on goûte et l’on admire, comme l’a très bien dit le dernier et le plus pénétrant de ses critiques, M. G. Michaut, « je ne sais quelle langueur ardente, à la fois insinuante et chaude, dont l’impression est contagieuse. » De là son goût pour les scènes voluptueuses, et la perfection avec laquelle il les traite. De là sa haine pour les religions en général et pour le christianisme en particulier, qui proscrit le plaisir, prêche l’ascétisme, et divinise la douleur. De là son horreur du stoïcisme qui est « rude » et « professe trop d’austérité[1]. » De là son attachement au XVIIIe siècle qui a si généreusement affranchi les instincts du frein des antiques disciplines. De là le dilettantisme qu’il a si longtemps affiché : car il n’est rien au voluptueux qui ne puisse être objet de volupté secrète. De là ses tendances à l’anarchie : car toute règle sociale est une barrière imposée à la fantaisie de la jouissance individuelle. De là son « socialisme, » car il n’a pas mauvais cœur, et il veut que tous les hommes aient leur part de « la fête de la vie. » Et de là enfin l’amertume, la tristesse et le goût de cendre qui se dégagent de son œuvre : car, comme tous les grands Épicuriens, il n’a pu assouvir son immortel désir, il a vu l’ombre de la mort se mêler à toutes ses

  1. Discours prononcé au Dîner des « Amis de Montaigne, » le 8 juin 1912 par M. Anatole France (Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 1913, fasc. I, p. 24). Il y a là toute une page sur l’épicurisme de Montaigne, et contre le stoïcisme et contre le christianisme, qui résume très bien toute la philosophie de M. France, et dont je ne puis m’empêcher de citer quelques lignes : « Montaigne était épicurien. Et les épicuriens sont des hommes qu’on a plaisir à fréquenter. Forcés d’être vertueux, ils donnent à la vertu une figure qui n’effraye pas ; ils la rendent humaine et naturelle et, s’il se peut, agréable et même voluptueuse. Et puis, ils sont discrets, ne s’imposent point et ne parlent point au nom des dieux jaloux… Il y a dans le stoïcisme quelque chose de roide et de tendu qui répugnait à son génie aimable. Le stoïcisme est rude ; il va rarement sans orgueil ni même sans quelque hypocrisie. C’est s’exposer à feindre que de professer trop d’austérité. Le stoïcisme est ennuyeux, même chez un Marc-Aurèle, et il n’est point artiste. On en peut dire autant, et même on en peut dire davantage de toutes les doctrines qui demandent trop d’efforts à la nature humaine, qui la veulent raidir à l’excès et qui nient que la douleur soit un mal. Mais que penser des doctrines, plus sombres mille fois, qui veulent que la douleur soit un bien désirable, une faveur céleste, qu’elle ait des mérites spéciaux, que des privilèges y soient attachés, et que la vue enfin d’un homme accablé de privations et de souffrances, soit un spectacle agréable à la divinité ? » — Le même discours contient une allusion directe à Brunetière : « Il fut naguère, il fut, dans le royaume de scolastique, un petit homme parleur et disputeur, d’un bois très dur et de formes acerbes, coupant comme un couteau à papier. Athée et fanatique, il avait feuilleté Montaigne… » Parler en ces termes parfaitement désobligeans, et d’ailleurs inexacts et injustes, d’un adversaire mort, et qui ne peut plus se défendre, ce n’est peut-être pas faire preuve d’une vertu très aimable, — ni très généreuse.