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et nous faire perdre les avantages du terrain que nous donne le plateau. — Peut-être aussi, répliqua Imbert, ne fait-il cette manifestation que pour sauver son amour-propre, et, dans quelques jours, bêtes et gens repasseront paisiblement le Grou. Mais, n’importe ! La manœuvre leur coûtera cher. Cette fois, nous avons un but précis ! »

Vers le milieu de la nuit, il quittait le poste avec un détachement nombreux. Prévoyant une chaude affaire il avait mobilisé tous les hommes disponibles, et le service médical était au complet. Les tailleurs et les cordonniers sénégalais prenaient part à la fête et n’étaient pas les moins ardens. Imbert comptait infliger aux douars une rapide, mais sévère leçon, attirer ensuite par une retraite diligente les forces ennemies sur une embuscade préparée avec soin par un capitaine éprouvé. Une grande célérité dans les mouvemens après la prise de contact était recommandée pour ne pas gêner la manœuvre par un « accrochage » intempestif. Pointis, qui s’était offert comme agent de liaison, malgré l’ennui du départ nocturne, exultait en songeant à l’auréole de bravoure qui éblouirait bientôt ses amis de Paris dans les salons où il fréquentait.

Malgré les lenteurs de la marche sur des sentiers presque impraticables, la troupe couronnait peu de temps après le lever du soleil un col et des pitons d’où la vue plongeait, entre 1 200 et 1 500 mètres, sur trois douars blottis dans des cirques étroits que bordaient d’énormes falaises, droites comme des remparts. Les troupeaux étaient encore parqués entre les tentes, la surprise était complète. Le lieutenant d’artillerie télémétrait avec entrain ces objectifs dont la vulnérabilité le comblait de joie, et il indiquait gaîment les distances à ses camarades fantassins : « Faut-il tirer ? » demanda-t-il à Imbert. Celui-ci consulta du regard Merton : « Il n’y a pas de méprise possible, dit Merton ; les partisans qui nous ont rejoints affirment que ce sont bien des douars ennemis. »

Imbert hésita. Le massacre sans danger lui répugnait. Cependant, il réprima le sentiment de pitié qui retenait son bras prêt à faire le signe de mort. Ni les partisans qui croyaient en sa force, ni les ennemis qui étaient venus le braver dans ce site sauvage et qui attribueraient sa longanimité à la peur, ne comprendraient sa miséricorde. Tout à coup, son geste brusque déchaîna sur les tentes et sur les troupeaux un ouragan de fer