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camarades, qui sans doute enviaient un peu son sort, voyaient en lui un fantaisiste et le croyaient appelé à un brillant avenir dans les arts. Il avait, d’un artiste, l’imagination ardente, la sensibilité délicate ; il avait aussi quelque chose du type classique qu’on se plaît à attribuer aux artistes ; ses mains semblaient trop délicates et menues pour manier autre chose qu’un pinceau léger, ses pieds trop fins pour marcher autrement que dans un rêve, son corps trop frêle pour soutenir d’autre poids que celui de sa tête chargée de ses visions intimes. Ses longues boucles d’un blond cendré retombaient sur son front pâle, rejoignaient sur les tempes sa barbe soyeuse, et semblaient encadrer le dessin très pur de son visage d’une auréole de lumière dorée. Ses yeux d’un bleu profond et très doux, singulièrement pénétrans quand il les fixait sur l’objet de son attention, avaient parfois des extases, des absences, des étonnemens candides. Ceux qui l’ont connu, dans l’éclat de ses trente ans, croyaient voir marcher quelqu’un de ces beaux jeunes hommes sortis du pinceau des vieux maîtres du Nord. Tête d’artiste, non, plutôt tête rêvée et réalisée par un artiste. On a parlé, après ses travaux sur la Russie, de sa « tête de slave mystique. » J’ai entendu parmi ses amis étrangers, en Pologne notamment, vénérer « la tête de Christ d’Anatole Leroy-Beaulieu. »

A l’âge où les jeunes gens pâlissent sur les examens et les concours, lui formait son goût et ornait son esprit ; je crois bien qu’il ne possédait aucun diplôme, si ce n’est peut-être la peau d’âne du bachelier. Il voyageait, en Italie surtout ; il y accompagnait sa mère, veuve de bonne heure, âme délicate, d’une piété ardente et large, qui exerça sur la formation de ses sentimens intimes, de son âme idéaliste et sensible, une tendre et pénétrante influence. Il suffisait de connaître Anatole Leroy-Beaulieu pour deviner que de douces influences féminines avaient veillé discrètement sur sa vie, écartant de son chemin tout ce qui aurait pu troubler sa méditation : sa mère d’abord, ensuite cette compagne admirable qui sut, avec une sollicitude, une abnégation de tous les instans, créer, autour de son rêve, une atmosphère de calme, de sérénité, de charité. Au cours de ses voyages, il observait beaucoup et de près, non seulement les œuvres d’art, mais la nature et surtout les hommes, les sociétés et les nations. Il travaillait à ses heures, à sa manière : « J’ai beaucoup travaillé dans ma vie, pourra-t-il dire plus