Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 18.djvu/79

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mesure de leur statue, de mieux discerner ce que le temps, grand niveleur des réputations surfaites, épargnera pour l’inscrire au livre d’or de l’histoire. Ne devant rien a la mode, rien à la réclame, rien à ces passions d’une heure qui gonflent de vent des noms bientôt oubliés, la figure d’un Anatole Leroy-Beaulieu semble s’élever à mesure qu’elle s’éloigne.


I

La division classique : l’homme, l’œuvre, cadre si commode pour un portrait d’écrivain, ne saurait convenir à qui veut étudier la vie et les livres d’Anatole Leroy-Beaulieu. Ses livres, c’est sa vie ; ses livres sont des actes. Même dans le plus objectif d’entre eux, son ouvrage capital, l’Empire des Tsars et les Russes, on le retrouve lui-même avec toute sa personnalité ; l’homme transparaît à travers l’œuvre ; à plus forte raison, en est-il ainsi de ses études sur la vie sociale, religieuse, politique de son temps ; elles sont action, non pas spéculation, ni œuvre d’art. Anatole Leroy-Beaulieu était le contraire d’un « homme de lettres, » ajusteur de mots, ciseleur de phrases ; il était un homme de rêve que la hantise de l’idée incitait à l’action. Plusieurs de ses livres sont composés de conférences ; il a semé, çà et là, ici même surtout, de nombreux articles qu’il n’a jamais recueillis en volume. Il lui suffisait d’avoir dit une fois ce qu’il avait à dire. Il faut donc, si l’on veut caractériser sa personnalité et mesurer son influence, recourir à ses livres, et, pour comprendre la portée de ses livres, connaître sa personnalité.

Anatole Leroy-Beaulieu est, avant tout, un indépendant, un individuel ; on le comprendrait mal, si l’on prétendait l’expliquer uniquement par « le milieu et le moment » où il a vécu ; sa forte personnalité a marqué sur ses idées le cachet original de son jugement propre. La « Liberté, » dont il a parlé avec des accens presque lyriques, c’est d’abord, pour lui, la liberté de travailler à sa guise, de voyager, de penser, de rêver à son heure et selon l’inclination du moment. Cet amour presque farouche de l’indépendance, qui est l’une des sources et l’une des formes de son « libéralisme, » il le doit à son éducation première ; dès le lycée Bonaparte, sa santé délicate, l’extrême sensibilité de ses nerfs, font de lui un élève brillant, mais irrégulier ; ses études sont coupées de longs voyages, de séjours à la campagne. Ses