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partent aussitôt par la traverse dans une gondole de 12 personnes à 8 chevaux. « Par une chance incroyable, dit l’un d’eux, rien ne cassa, on fut à Dieppe manger du poisson ; il n’y en avait pas. » On vit pendant trois heures la mer et l’on s’en revint, enchantés, après trois nuits sans sommeil. Charmante dans sa hardiesse, cette équipée n’étonnera nullement un prolétaire d’aujourd’hui qui, moyennant 6 francs aller et retour, va de Paris à Dieppe le dimanche en train de plaisir.

Allongé dans un wagon du « Calais-Méditerranée-Express, » l’Anglais qui a quitté Londres après déjeuner et sera demain sur la Côte d’Azur, ne croit plus nécessaire de s’arrêter quelques semaines à Boulogne pour préparer son corps aux fatigues d’un tel voyage, comme faisait l’un de ses compatriotes allant à Nice en 1769. Poussait-on jusqu’en Italie ? Le meilleur mode de transport de Nice à Gênes était, à cette époque, la felouque, bateau ouvert, ramé par 10 ou 12 mariniers, accomplissant le trajet en deux jours et demi et atterrissant chaque soir pour coucher. Nul ne s’arrêtait alors à Monaco, rocher stérile, dont le prince tirait seulement 14 000 francs de rentes ; la meilleure auberge de la Riviera, celle de San Remo, consistait en une misérable taverne garnie d’une longue table et de bancs, avec une chambre attenante ayant juste la place de deux lits. Il était prudent en ces parages de ne pas s’éloigner des cotes ; c’était un accident toujours à craindre que celui du poète Regnard, capturé par des corsaires barbaresques (1678), avec le navire sur lequel il faisait route de Civita-Vecchia à Toulon, et emmené, ainsi que ses compagnons de route, comme esclave à Alger où il fut vendu 5 000 francs.

Les risques de terre et de mer sont réduits de nos jours à peu de chose ; mais si nos pères ne pouvaient effectuer de médiocres déplacemens sans craindre toutes sortes de mésaventures, nous n’avons plus, nous autres, au cours des voyages les plus lointains, à espérer aucune sorte d’aventuré. Les facilités de la locomotion, qui en ont développé l’usage, en ont diminué l’intérêt. Leurs résultats sont moindres pour les gens que pour les choses, moindres pour les voyageurs que pour les marchandises. Peut-être, au point de vue de l’effet utile et même du simple agrément, ne sont-ils pas en rapport avec l’accroissement prodigieux du nombre des kilomètres parcourus.

Ce qu’il y a de plus curieux à connaître, ce sont des hommes