Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 18.djvu/899

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

badinages, dont la libre humeur italienne n’est point offusquée, choqueraient le goût français comme des profanations. L’Arioste partage avec ses contemporains l’amour effréné du beau qu’il assimile à la vertu. Le père de la jeune Caliste, pour éviter que sa fille suive l’exemple maternel, la fait élever dans un palais que décorent les images et les statues des chastes héroïnes dont l’antiquité nous a transmis la gloire et de celles qui doivent un jour illustrer l’Italie. Cette éducation esthétique ne dit rien qui vaille à La Fontaine. Aujourd’hui peut-être le bourgeois français s’en remettrait du soin de protéger sa fille à l’influence d’une sérieuse éducation rationnelle et scientifique ; mais il n’a jamais accordé le même crédit à la peinture et à la sculpture, fussent-elles d’un Raphaël ou d’un Michel-Ange. Au couvent, Caliste, au couvent, comme l’Agnès de Molière ! On vous y apprendra a manier l’aiguille et à ne lire que des livres de sainteté ; et quand on louera votre visage, vous répondrez :


Ne considérez point des traits qui périront.
C’est terre que cela : les vers le mangeront.


Ainsi dans les Fables ; que le sujet vienne de la Grèce ou de l’Inde, les mœurs et l’esprit sont toujours de chez nous.

Francisés, les héros de Boccace et même ceux de l’Arioste perdent cette rudesse féodale dont on sentait les âpretés sous l’apparat et la diplomatie des petites cours italiennes. La Fontaine les police, les affine. Dans l’Arioste, le frère de Joconde déclare tout net au roi Astolphe, fier de sa beauté, que son frère est plus beau que lui. Quelle apparence qu’un courtisan sache si peu son métier ! Le gentilhomme français saisit simplement l’occasion, par l’éloge qu’il fait de son frère, d’éveiller l’intérêt du Prince. Mais les personnages italiens ont l’imagination nourrie des romans chevaleresques et sont capables de désintéressement. Ceux de la Fontaine, sous leur culture mythologique et sous leurs belles manières d’hommes du monde, cachent un esprit pratique et un tempérament gaulois. Ils ne recherchent point la volupté : le plaisir leur suffit.

Et ils aiment à rire. La fantaisie de l’Arioste si prodigieuse que, lorsqu’on passe à Ferrare devant la maison rouge, où il a longtemps vécu avec sa nombreuse famille et ses monstres chimériques, on est presque étonné de n’en point voir sortir un hippogriffe, cette fantaisie, qui se répand partout comme la fumée