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de ses creusets magiques, rencontre parfois, au détour d’un conte furieusement gai, le tragique moral, et laisse tomber ses enchantemens. Le héros de La Coupe Enchantée nous raconte que, sur le perfide conseil de la fée Melissa, il a voulu éprouver la vertu de sa femme. La fée le métamorphose, et il vient offrir à sa Caliste son amour et des pierreries. Le cœur de la jeune femme, à la vue des pierres précieuses, s’amollit.


D’un ton bref et saccadé, que je ne puis me rappeler sans que la vie m’abandonne, elle me dit qu’elle satisferait mes désirs, si elle croyait que personne ne le saurait jamais... A cet instant, Mélissa me rendit ma forme première... Nous devînmes tous les deux couleur de mort ; tous les deux, nous restions les yeux baissés. J’eus à peine la force de lui crier : « Femme, tu me trahirais donc, si tu trouvais quelqu’un pour m’acheter mon honneur ? » Elle ne me répondit que par un torrent de larmes. Mais sa honte fit bientôt place au dépit de voir que je lui avais fait un tel affront. Le dépit monta jusqu’à la rage et se changea en une haine profonde. Elle résolut alors de fuir loin de moi.


Pas un mot de cette scène si juste et si forte n’a passé dans La Fontaine : ni le ton bref et saccadé d’une bouche sèche de convoitise où la pudeur halète, ni les yeux baissés de ces deux époux devant l’irrémédiable, ni l’analyse des sentimens de la femme. Damon, dès que Caliste « de rocher » qu’elle était, de- vient « mouton, » reprend sa forme ; et c’est lui qui bêle :


Je devrais dans ton sang éteindre ce forfait.
Je ne puis, et je t’aime encor tout infidèle.
Ma mort seule expiera le tort que tu m’as fait.


Caliste se contente de pleurer en attendant qu’elle le trompe sérieusement et qu’il s’y aguerrisse ; car, pour ces histoires-là,


S’il faut en ce pays faire tant de façon,
Allons-nous-en chez les sauvages !


Sauvages ou non, l’Arioste et Boccace se font tout de même de notre cœur une idée plus complexe que La Fontaine, et plus humaine. Mais notre poète, si sceptique sur l’importance des règles, tenait comme règle établie que le conte devait toujours être licencieux et gai. Tant il est vrai que nos théories ne sont la plupart du temps que l’expression de notre tempérament ! « Dans ces sortes de contes, chacun doit être content à la fin : cela plaît toujours au lecteur, à moins qu’on ne