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M. Faguet s’est demandé si La Fontaine était romantique et a conclu qu’il ne l’était point à cause de son réalisme, de sa soumission à l’objet, de la fidélité absolue de son observation. On peut faire des réserves sur cette fidélité. Mais il se distingue des Romantiques d’abord dans son sentiment de la nature. Tous l’ont plus ou moins divinisée, pour l’adorer, pour la maudire ou pour n’admirer en elle que les vains prestiges de la Maia. La Fontaine, lui, l’humanise ; et, comme l’humanité n’est à ses yeux qu’un comique assemblage de vices et de ridicules, le chêne a pris la tête orgueilleuse d’un surintendant ; la rivière tranquille et sournoise nous tend des pièges ; le torrent tumultueux ressemble à l’inoffensif cochet à la voix perçante et rude. Le buisson accroche les passans comme un mendiant. C’est d’un anthropomorphisme grêle, surtout si on le rapproche de la vie puissante dont les Romantiques ont animé les forces de la nature. Elles peuvent être bonnes ou méchantes ; mais on sent en elles l’obscure conscience d’un mystère qui les déborde. La Fontaine en fait des créatures à l’âme claire, à l’esprit net. Dans une des plus belles scènes du Livre de la Jungle, le Serpent Kaa, par ses balancemens et ses ondulations, fascine le troupeau hagard des singes, et une mystérieuse horreur plane sur le massacre. Rappelez-vous la fable le Renard et les Poulets d’Inde, les dindons perchés au haut d’un arbre ; la lune luisante ; au pied de l’arbre le Renard qui se guinde sur ses pattes, se couche, se relève, agite sa queue à la lumière ; enfin « les pauvres gens » éblouis tombant l’un après l’autre dans sa gueule. Le Serpent de Kipling incarne un pouvoir occulte et formidable ; le Renard n’est qu’un arlequin aux ruses scélérates. Nous rions de la gent dindonnière ; nous ne rions pas des singes. Il faut toujours rire ou sourire avec La Fontaine. Dès qu’il paraît, tout s’égaie, sous son regard narquois, dans les vergers, les jardins, les fontaines, les grands chemins, la cour des fermes. Personne n’a fait rire comme lui la terre de France. Et de cette nature rustique, où les fleurs et les parfums ne jouent presque aucun rôle, il n’aime que ce qui bruit et ce qui court.

Nous sommes loin des Romantiques ; mais son art de la peindre l’en éloigne encore. Il ne s’applique pas comme eux à rivaliser avec les peintres. Il n’essaie que de rendre le mouvement des êtres et des choses. L’effet éblouissant d’un sonnet de Heredia, par exemple la Dogaresse, est atteint au moyen d’épithètes