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pour nous faire oublier les invraisemblances de ses fictions. Ce n’est que par son art et par le détail qu’il parvient à en sauver quelques-unes.

Il a cru, sur de bons témoignages, à l’intelligence des bêtes ; et il est possible, comme le pense M. Faguet, qu’il ait contribué à répandre plus de respect, plus d’affection pour elles, et surtout plus de curiosité. Sa poésie a peuplé notre nature familière de petits personnages dont la silhouette, merveilleusement dessinée, parle à notre esprit : dame Belette, Jeannot lapin, maître Corbeau, Raminagrobis le chat. Mais quand je lis ;


Un Rat plein d’embonpoint, gras et des mieux nourris,
Et qui ne connaissait l’avent ni le carême,
Sur les bords d’un marais égayait ses esprits,


je vois, au lieu d’un rat, sur la jetée-promenade d’une petite ville, un gros bourgeois à figure de rat. Si Jeannot lapin affirme ses droits de propriétaire et allègue la coutume et l’usage,


Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
Rendu maitre et seigneur et qui, de père en fils.
L’ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis...


tout, jusqu’au geste, évoque, dans la lumière du matin, un blondin fadasse de paysan honnête, têtu et nigaud. D’ailleurs, ce sont toujours les hommes que La Fontaine se propose de peindre, les hommes qui offrent si souvent des ressemblances marquées ou fugitives avec les animaux. Telles lourdes paupières rappellent les batraciens : tel port de tête, le héron. Il y a des fronts plats et des bouches de reptiles, des faces de bouledogue, des masques léonins, des yeux ronds de hibou, des regards modestes et luisans de chat. La Fontaine n’a précisément retenu de l’animal que les traits qui nous sont communs à nous tous, hôtes de l’univers. C’est par l’homme qu’il arrive à la bête plutôt que par la bête à l’homme.

Mais ces bêtes humaines avaient du moins l’avantage qu’elles allaient lui donner le souci du décor dont il ne s’était point inquiété dans ses Contes. La lune, le vent, les marais, les moissons, les bois solitaires, les ruisseaux, les jardins, tout importait maintenant, tout devenait témoin, complice ou acteur. Au pittoresque moral s’ajouterait désormais le pittoresque naturel. Et l’art classique trouverait en lui son plus grand peintre.