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Si les poètes ne vivent et ne valent que par les vers qu’ils ont lancés dans la circulation et dont s’emparent les esprits les plus divers pour se traduire à eux-mêmes leurs diverses sensations, La Fontaine peut marcher de pair avec les plus grands. Toutefois, il faut bien reconnaître que le naturel de son comique vient encore plus de l’art que de la connaissance de la nature, et que sa poésie tient moins à sa richesse d’humanité qu’à l’impeccable choix des mots et des rythmes. Il faut reconnaître aussi que sa popularité est moins celle d’un poète que d’un gnomique ou d’un Bonhomme Richard. Le commun des Français ne le cite pas de la même façon que les Italiens citent Dante ou citaient le Tasse. Ils ne retiennent de son œuvre que des aphorismes et des bons mots. Le sentiment de la poésie n’y entre pour rien. Et il n’a pas quitté nos frontières. De nos grands poètes, il est celui que les étrangers, qui savent notre langue, comprennent le moins. Ils ne sentiront jamais ses vers, comme, malgré tout ce qui nous en sépare, nous sentons des vers de Dante, et comme, malgré tout ce qui les en écarte, ils sentent des vers de Molière, de Corneille, de Hugo ou de Musset. Ce n’est que par le sens le plus délicat des nuances de la langue et de la syntaxe françaises, qu’on le goûte pleinement et qu’on en jouit. Nous ne nous en plaignons pas, car aucune poésie ne nous donne peut-être de jouissance plus fine, et plus intellectuelle.


Si j’avais à choisir un exemple de tous les plaisirs que nous procure La Fontaine, et un exemple qui résumât ce que j’aurais voulu mieux dire de lui, je prendrais La Jeune Veuve. Point de sujet, ou si peu ! Ce n’est ni une fable, ni un conte, ni une idylle, ni un poème : ce n’est rien, et c’est presque tout La Fontaine.

Dès les premiers vers, le La Fontaine de l’Adonis et du Songe de Vaux a posé sa touche légère :


Sur les ailes du Temps la tristesse s’envole.


Puis, voici le La Fontaine des Contes et de la Matrone d’Éphèse, mais en teinte adoucie :


L’époux d’une jeune beauté
Partait pour l’autre monde. A ses côtés sa femme
Lui criait : « Attends-moi, je te suis ; et mon âme
Aussi bien que la tienne est prête à s’envoler. »
Le mari fait seul le voyage.