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plus avant d’avoir achevé la comédie ou le portrait. La Fontaine est un des plus grands excitateurs de l’esprit.

Et il l’est dans les moindres détails. Un enfant s’est endormi sur le bord d’un puits profond.


La Fortune passa, l’éveilla doucement,
Lui disant : « Mon mignon, je vous sauve la vie.
Soyez une autre fois plus sage, je vous prie.
Si vous fussiez tombé, l’on s’en fût pris à moi,
Cependant c’était votre faute. »


Un seul mot doucement nous indique le geste du personnage. Mais nous entendons son pas léger, son accent aimable, sans familiarité et sans tendresse, avec je ne sais quoi d’ironique et d’impérieux que tempère à peine son sourire. Il est probable que cette vision de dame un peu hautaine disparaîtrait si le poète avait remplacé le vous par le tu et s’il n’avait rejeté à la fin de son troisième vers je vous prie. Écoutez maintenant le dialogue qui s’établit entre le charretier embourbé de Quimper-Corentin et la voix du dieu invisible :


Prends ton pic et me romps ce caillou qui te nuit.
Comble-moi cette ornière. As-tu fait ? — Oui, dit l’homme.
— Or bien je vas t’aider, dit le dieu : prends ton fouet.
— Je l’ai pris... Qu’est ceci ? Mon char marche à souhait...


Comment le poète arrive-t-il à nous rendre l’éloignement de cette voix qui vient du fond de l’espace et qui le remplit ? Je ne vois guère que les mots : As-tu fait ? qui nous marquent que l’interlocuteur dirige la besogne de loin ou de haut, sans la regarder. Et si l’on songe au Savetier et au Financier, au Rat retiré dans un fromage, au Seigneur chez son Jardinier, un des portraits les plus hauts en couleur que nous ayons du hobereau paillard, ripailleur et brutal, et ii tant d’autres héros qui se détachent avec une vigueur extraordinaire, on se dit que c’est moins à Molière qu’on doit comparer La Fontaine, qu’à Pascal, au Pascal des Provinciales, et que les personnages du fabuliste participent de la même vie étonnante que le Jésuite des Petites Lettres, dont ni le visage, ni la taille, ni la couleur de ses yeux, ni rien de son signalement physique ne nous est décrit, mais dont chaque mot dessine un geste et dont chaque geste trace les contours d’une figure et d’une âme. C’est le même art ; et c’est, dans toute sa force et dans toute sa beauté, l’art classique.