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prêt à sacrifier pour des étrangers tes propres honneur et profit, comme aussi les intérêts de tes honnêtes vieux parens, — cette lettre a failli me tuer de chagrin ! Je t’en supplie, mon cher enfant, veuille lire avec attention ce que je vais t’écrire, — arrange-toi pour trouver un instant de loisir, et pour l’employer à cette lecture ! Hélas ! je sais bien que le temps heureux est passé pour moi où l’enfant, puis le jeune garçon que tu étais ne s’en allait jamais au lit avant de m’avoir chanté son petit air, debout sur un escabeau, et de m’avoir après cela baisé le bout du nez, en me jurant que, lorsque je serais vieux, il me mettrait sous un globe, pour pouvoir toujours me garder respectueusement près de soi ! Mais pourtant, je t’en prie, écoute avec patience :

Nos embarras financiers de Salzbourg te sont assez connus. Tu sais ma maigre solde, et tous mes ennuis, et aussi pourquoi j’ai tenu envers toi ma promesse de te laisser partir ! Ton voyage avait un double but : tu devais ou bien te chercher un bon emploi stable, ou bien, à défaut de cela, te rendre dans une grande ville où il y aurait de nombreuses occasions de travail. Dans l’un comme dans l’autre cas, il s’agissait pour toi de pouvoir venir en aide à tes parens ainsi qu’à ta sœur, mais surtout de te gagner pour toi-même honneur et gloire dans le monde… Tu as reçu de la faveur divine un talent extraordinaire ; mais à présent, c’est de ton intelligence et de ta conduite qu’il dépend de faire en sorte que tu deviennes ou bien un musicien quelconque, oublié du monde, ou bien un maître de chapelle célèbre, et tel que, peut-être même, la postérité lira Ion nom dans des livres !… Or, comment t’es-tu comporté depuis ton départ ? Ton chemin t’a mené d’abord à Munich… Là, tu t’es enflammé pour la petite cantatrice du théâtre, et tu n’as plus eu d’autre rêve que de contribuer à la création d’un opéra national allemand, — tandis que tu me déclares à présent que, pour rien au monde, tu ne voudrais écrire un opéra-comique !… À Augsbourg, ensuite, tu as eu également tes petites aventures. Tu t’es entretenu joyeusement avec la fille de mon frère, et il a même fallu que celle-ci l’envoyât son portrait. À Walterstein, tu as fait mille folies, ce qui a donné au sieur Beecke l’occasion de déprécier tes mérites aux yeux de son maître. Enfin, à Mannheim, tu as d’abord eu pleinement raison de l’insinuer dans les bonnes grâces du maître de chapelle Cannabich. Mais il n’en reste pas moins que tu t’es mis à accabler d’éloges, dans tes lettres, la fille de M. Cannabich, que tu as exprimé le caractère de cette demoiselle dans L’adagio de ta Sonate, en un mot que c’est elle qui est devenue dorénavant la personne favorite. Puis voilà que tu as fait connaissance de M. Wendling : à présent, c’était lui qui était l’homme le plus honorable, et le meilleur des amis. Et voici que, tout d’un coup, surgit la nouvelle liaison avec M. Weber ! Dorénavant, tout le reste a disparu. C’est cette famille-là qui, toute seule, est la véritable famille chrétienne ; et la fille devient le personnage principal de la tragédie qui s’engage entre cette famille et la tienne propre… Tu songes à l’emmener en Italie comme prima donna ? Mais dis-moi donc si tu connais une prima donna qui ait été accueillie en Italie avant de s’être fait plus d’une fois entendre en Allemagne ?…

Admettons, après cela, que Mlle Weber chante réellement comme une Gabrielli ; qu’elle possède la forte voix que demande le théâtre italien ; en