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douleur et son désespoir. De tout temps, elle avait été sa préférée, et il s’était accoutumé à ne lui rien cacher, ni de près ni de loin, des incidens de sa vie, si bien qu’en lisant les lettres qu’il lui adressait, on peut dire qu’il n’avait pas de secret pour elle. Ce qui s’était passé entre la Reine et lui, sa sœur le savait ; il le lui avait confié de vive voix dès 1784, pendant un séjour qu’il avait fait en Suède au château de leur père ; elle avait ainsi connu le roman à ses débuts et, en lui parlant de son amour, Fersen ne lui avait pas caché « qu’il était sans espoir. »

Quatre mois plus tard, rentré à Paris, il lui écrivait : « Je commence à être un peu plus heureux, car je vois de temps en temps mon amie librement chez elle et cela nous console un peu de tous les maux qu’elle éprouve, pauvre femme. C’est un ange de bonté, une héroïne de courage et de sensibilité. Jamais on n’a aimé comme cela. Elle a été très sensible à tout ce que vous m’avez dit pour elle et me charge de vous dire combien elle en a été touchée. Elle serait si heureuse de vous voir ! » Peu après, sa sœur lui témoigne le désir d’avoir des cheveux de la Reine, qu’elle veut tresser et monter en bracelet : « Voici les cheveux que vous m’avez demandés, lui répond-il. C’est elle qui vous les donne et elle a été vraiment touchée de ce désir de votre part. Elle est si bonne, si parfaite, et il me semble que je l’aime encore plus depuis qu’elle vous aime. »

Ces propos témoignent une affection passionnée et partagée. Mais on y respire en même temps comme un parfum de respect et de vénération qui ne laisse guère place à des suppositions attentatoires à la dignité de l’épouse. Nous sommes ici dans le domaine de l’amour platonique et chevaleresque. S’il en était autrement, Fersen n’aurait pas fait à sa sœur, mariée et mère de quatre enfans, l’injure de la tenir au courant d’une situation qui n’eût été qu’une intrigue amoureuse, à laquelle d’ailleurs les exigences de l’étiquette de Cour, absorbante et rigoureuse comme elle l’était à Versailles en ce temps-là, eussent empêché la Reine de se prêter.

Par la suite, malgré le temps, malgré l’absence, malgré les entraves de toute sorte, cet amour s’exaltera, mais la pureté n’en sera pas plus altérée que ne le fut, en d’autres temps, celle de l’amour de Dante pour Béatrice et de Pétrarque pour Laure. Lorsque éclateront les catastrophes où Marie-Antoinette perdra