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la vie, la passion dont est possédé son malheureux ami montera toujours plus haut et les lettres qu’il écrira à sa sœur ne seront plus que lamentations.

« La famille est sauvée, écrit-il au soir du 10 août, mais sans qu’on puisse être rassuré sur son sort. Dieu les préserve. Je donnerais ma vie pour les sauver. » Même plainte quinze jours plus tard : « Point de nouvelles, ma chère amie, et je suis au désespoir. Plaignez un frère qui souffre. » Le 24 janvier 1793, alors qu’il ne sait pas encore que le Roi a été exécuté, il écrit : « Oh ! ma tendre et bonne Sophie, ce n’est plus qu’auprès de vous que je puis trouver quelque consolation… Pauvre famille infortunée, pauvre Roi, pauvre Reine, que ne puis-je les sauver au prix de mon sang ! Ce serait pour moi le bonheur, j’en bénirais le Ciel. Moi qui me serais voué à la mort pour elle et sa famille, je ne puis rien pour eux. Cette idée me rend fou…. Mon Dieu, pourquoi n’ai-je pu mourir pour eux le 20 juin ou le 10 août ? Rien ne m’aurait détourné du devoir auquel j’ai voué ma vie. J’y mettrais ma gloire et mon honneur. Mon seul but était de le leur prouver jusqu’au bout. » Lorsqu’il a appris que Louis XVI n’est plus, l’image du malheureux Roi montant à l’échafaud, « ce Roi dont les bontés sont toujours présentes à sa mémoire, » ne cesse de le hanter. Du 21 janvier au 14 octobre, date de la comparution de la Reine devant le Tribunal révolutionnaire, les craintes qu’il a conçues pour elle font de sa vie un martyre, et quand il ne peut plus que pleurer sur cette infortunée, sa douleur éclate avec une violence qui ne se contient plus.

« Ah ! plaignez-moi, plaignez-moi. L’état où je suis ne se peut concevoir que par vous. J’ai donc tout perdu dans le monde. Vous seule me restez. Ah ! ne m’abandonnez pas. Celle qui faisait mon bonheur, celle pour laquelle je vivais, oui, ma tendre Sophie, car je n’ai jamais cessé de l’aimer, non, je ne le pouvais ; jamais un instant je n’ai cessé de l’aimer et tout du tout je lui aurais sacrifié ; je le sens bien en ce moment ; celle que j’aimais tant, pour qui j’aurais donné mille vies, n’est plus ! Ah ! mon Dieu ; pourquoi m’accabler ainsi, par quoi ai-je mérita ta colère ? Elle ne vit plus ! Ma douleur est à son comble, et je ne sais comment je puis vivre et supporter ma douleur. Elle est telle que rien ne pourra jamais l’effacer. J’aurai toujours présente devant moi, en moi, son image, le souvenir de tout ce qu’elle fut pour la pleurer toujours.